Chapitre 57 : Discussion

Les cauchemars incessants de Cammy la préoccupaient au point où l'idée du sommeil la terrifiait. Elle en perdit sa bonne humeur et son regard se meurtrit progressivement. Lorsqu'elle se retrouva seule dans la chambre, n'étant pas en état de poursuivre l'entraînement, elle perdit connaissance. Quand elle reprit ses esprits, elle se trouva dans une ruelle face à deux inconnus, n'ayant aucune idée de la façon dont elle avait pu se retrouver là.

***


« Cammy Blue... c'est un honneur de te rencontrer enfin. Est-ce qu'on... peut discuter un moment ? » demande le garçon.

Bien qu'elle n'ait jamais rencontré les deux adolescents, ceux-ci la regardent d'un air étrange. De la sympathie, voire de l'affection, mêlées à de l'admiration.

Selon leur odeur, le garçon est un nigh. De courts cheveux noirs, lisses. De gros yeux marron, des joues rondes et un nez écrasé. De corpulence moyenne et un peu plus grand que la fille, il ne doit pas dépasser quinze ans.

La fille, une humaine. Ses longs cheveux bleus s'étendent jusqu'aux épaules. Contrairement à son compagnon, de minces yeux azurs et un petit nez se distinguent sur son visage fin. Très courte de taille, sûrement du même âge que le garçon, elle ne dépasse pas le mètre soixante.

Bien qu'elle se doute qu'elle ne pourra pas s'en aller aussi facilement, Cammy tente vainement de repousser leur invitation.

« Je... euh, là, je ne peux pas... mais une prochaine fois, peut-être ? » balbutie-t-elle.

L'humaine lui adresse un sourire qui se veut bienveillant, mais ne fait qu'accentuer le malaise de Cammy. Elle secoue la tête, lui faisant comprendre qu'elle n'ira nulle part. Le garçon a un rictus espiègle.

« Parce que tu penses que tu as le choix ? répond-t-il.

- De toute façon, vous ne pouvez pas me retenir » affirme Cammy.

Cette dernière fronce les sourcils, s'apprêtant à retourner instantanément chez Kerry. Mais l'adolescent enchaîne d'un air malicieux :

« Je ne te conseille pas de te téléporter. À cette distance, tu vas griller une bonne partie de ton énergie et ça ne sera pas possible une deuxième fois. Il nous suffira de te suivre et envoyer un signal à Skill. Tu penses que vous pourrez vous échapper ? »

La fille hoche de la tête pour approuver. Cammy écarquille ses yeux de stupeur, mais également de crainte. Seule face à plusieurs ennemis, sans doute redoutables.

Elle recule sous l'effet de l'angoisse grandissante. La fille pointe ses pieds du doigt, ordonnant à Cammy de ne plus bouger. Cette dernière ne se rend compte que maintenant de son mouvement de repli instinctif.

Elle tente de garder contenance pour ne pas faire paraître son stress. Elle réplique :

« Tu... tu sais te téléporter ?

- Ce n'est pas évident ? confirme le nigh.

- Tu bluffes », doute Cammy.

L'humaine glousse. Le garçon sourit et ajoute, confiant :

« Comment tu t'es retrouvée ici, à ton avis ? »

Cammy écarte ses lèvres pour argumenter, mais aucun mot n'en sort. Ils ont raison, c'est une évidence. Retourner chez Kerry serait mettre en danger Al et Agiel. Elle ne peut se le permettre.

Voyant qu'elle reste muette, les adolescents s'avancent vers elle. La fille pointe un bâtiment non loin de la ruelle du doigt. Le garçon acquiesce.

Il pose sa main sur l'épaule de Cammy. Celle-ci frissonne, tant la situation lui est inconfortable.

Les deux compagnons lui sourient amicalement et le garçon enchaîne :

« Tu veux bien nous suivre ?

- C'est pas comme si je pouvais refuser, grogne Cammy.

- Au fait, tu peux m'appeler Berthold et elle, c'est Annie, Ok ? »

Machinalement, Cammy opine du chef. Lorsqu'ils sortent de la ruelle, ils se trouvent en plein centre-ville, bondé de monde. Berthold et Annie marchent à ses côtés, détendus, comme s'ils étaient une bande d'amis.

Ensemble, ils vont dans un petit restaurant, juste en face. Arrivés à une table, Berthold et Annie laissent à Cammy l'honneur de s'asseoir en premier. Puis, ils prennent place à leur tour face à elle, dans la bonne humeur.

L'établissement est noir de monde. Les tables en bois et chaises en plastique, le plafond blanc et le sol en carreaux sont d'une hygiène irréprochable, entretenus d'une main de fer. On peut y voir un couple en train de savourer leur repas ensemble. Une bande d'amis qui s'amusent. Des employés en costume discutant avec passion. Une étudiante qui mange seule, ordinateur face à elle. Une mère partageant son déjeuner avec son enfant. Les serveurs qui prennent les commandes, le sourire aux lèvres.

L'ambiance autour de Cammy est chaleureuse. Cependant, l'état d'esprit de cette dernière est tout l'opposé de l'atmosphère. Plus le temps passe, plus elle a l'impression d'étouffer. L'anxiété l'asphyxie petit à petit.

Annie sort un stylo et un petit carnet de sa poche. Elle tapote Berthold et fait mine de remplir le cahier pour lui faire signe. Ce dernier transmet le message à Cammy :

« On est fans de ton roman en ligne. Est-ce que tu pourrais nous dédicacer cet art-book ? »

Cammy a les yeux ronds sous l'effet de la surprise. Des fans de son histoire... Elle n'aurait jamais cru en rencontrer. En temps normal, elle aurait sauté et crié de joie. Mais dans la situation actuelle, elle se crispe :

« Je... ok... »

Berthold lui tend le carnet et le stylo. La couverture est un dessin de Cammy. Lorsqu'elle feuillette le cahier, elle ne voit que des illustrations d'elle : dans ses habits normaux, en tenue sportive, maillot de bain et même en cosplay de personnages de jeux vidéo.

Elle rougit de gêne, ne sachant si elle doit être contente ou effrayée par l'admiration qu'ont ces jeunes pour elle.

« Mais... vous êtes de vrais fans énervés, en fait ! s'écrie-t-elle, au paroxysme de l'embarras. Si vous kiffez autant ce que j'écris, pourquoi vous n'avez jamais laissé de vote, ni de commentaire sur mes chapitres, alors que c'est ultra important ?!

- On est des lecteurs fantômes. C'est simple, non ? éclaire Berthold.

- Pourquoi ?! » répète Cammy, irritée.

Berthold et Annie haussent les épaules, indifférents. Cammy signe quand-même le cahier. L'humaine lui sourit, montrant sa reconnaissance.

Même si les deux adolescents semblent ne pas vouloir lui faire de mal, elle est toujours tendue.

« Du coup... pourquoi vous m'avez fait venir ici ? Vous me voulez quoi ? »

Annie et Berthold prennent un air très sérieux.

« Je ne vais pas tourner autour du pot, annonce le garçon. Que dirais-tu de nous rejoindre ? »

Cammy cligne des yeux plusieurs fois. Elle n'est pas sûre d'avoir compris sa requête. Elle frappe énergétiquement la table en bois et se lève, puis s'écrie, abasourdie :

« Vous avez perdu la tête ?! C'est absolument et purement impossible !! »

Tout le monde dirige le regard vers elle, étonné, avant de retourner à leurs occupations. Cammy se rassoit pendant qu'Annie et Berthold pouffent de rire. Le garçon reprend, sûr de lui :

« Parce que tu penses que Skill ne voudra jamais de toi ?

- Ben ouais ! confirme Cammy. L'une de nous a crevé sa fiancée. La dernière fois, on s'est battus comme des porcs enragés. Il ne sera content que quand il aura nos têtes. Ça n'a aucun sens !! »

Annie est amusée par le récit chaotique de Cammy. L'humaine joint ses mains pour montrer le signe du pardon.

« Exactement, confirme Berthold, toujours certain de lui. Penses-tu que Skill est quelqu'un de vraiment maléfique ?

- Non, pas vraiment, devine Cammy, dubitative. Mais...

- Il vous pardonnera, Agiel comprise, continue-t-il, si vous arrêtez de fouiner dans ses affaires. Et si tu l'aides dans son projet. Vous n'avez aucune chance de le battre. C'est la meilleure solution, tu ne crois pas ? »

Cammy fronce les sourcils, déroutée.

« C'est lui qui vous envoie ?! devine-t-elle.

- Absolument pas, il est beaucoup trop en mode killer pour ça, dément Berthold. Mais une entente est toujours possible avec les bons arguments, non ? »

Annie joint les propos de son ami en écartant ses bras, signifiant l'acceptation et la réconciliation.

Malgré les idées des adolescents, Cammy ne se laisse pas convaincre. Elle proteste :

« Il ne me fera jamais confiance. »

Annie se bombe le torse et se pointe du doigt. Berthold traduit, toujours aussi sûr de lui :

« Exact. On sera les gages de sécurité. On te surveillera h24. En plus, on pourra passer plus de temps ensemble, tous les trois. Simple, pas vrai ? »

Cammy plisse les yeux. Apparemment, ils ont longuement préparé cette séance de négociation. Cependant, ils n'ont pas prévu une chose.

« Non, comptez pas sur moi, rejette Cammy, ferme. Genre, je vais vous aider à accomplir son plan machiavélique ? C'est hors de question ! En fait, ça ressemble beaucoup à la fois où Daisy a essayé de convaincre Agiel. À chaque fois qu'on croise un membre, il tente de négocier. Mais ça ne donnera rien, vu que c'est pas possible qu'on trouve un accord. On laissera jamais Skill continuer avec ses ambitions et c'est pas la peine de compter sur lui pour arrêter avec son projet... »

Elle termine sa réflexion avec une expression mélancolique. Elle aussi, aurait aimé trouver une entente, mais c'est manifestement infaisable.

« Tu es sûre que Simeon a essayé de négocier ? rétorque sèchement Berthold.

- Qui ? » interroge Cammy, confuse.

Les jeunes laissent sa question en suspens. Berthold soupire. Annie aussi semble déçue. Mais elle attire l'attention de son ami en faisant un signe de rotation inverse avec ses index. Il comprend, ça lui évoque les souvenirs.

Il sourit et reprend son assurance.

« Peut-être que tu changeras d'avis après avoir écouté ça ? » suppose-t-il.

Cammy déglutit, intriguée par ce qu'ils vont avancer, cette fois. Elle ne comprend pas pourquoi ils insistent autant, alors qu'ils ne se connaissent pas.

Berthold prend un air nostalgique. Son expression assurée devient songeuse. Il commence son récit :

« On a connu ton roman à un moment difficile de notre vie. C'était tellement dur que je faisais sans cesse des cauchemars. L'idée même de dormir me terrifiait, je n'en pouvais plus. Mais un jour, Annie est tombée sur cette pépite. Quand tout allait mal, il me suffisait de lire ton histoire pour me remonter le moral. Ton récit nous a permis de faire face aux difficultés de notre quotidien... Ton œuvre a un message simple, mais efficace. Peu importe ce qu'on traverse, il faut continuer à se battre... alors, on l'a appliqué. Cammy, tu nous as sauvés, tu sais ça ? »

Cammy se surprend à s'émouvoir un instant. Elle ne se serait jamais douté que son livre aurait un tel impact sur la vie d'une quelconque personne. Il continue :

« On dit qu'une œuvre est le reflet de l'âme de son auteur et c'est vrai. Ce récit n'était pas une simple histoire. C'était ton histoire. Cette héroïne maladroite à qui il arrivait toutes sortes de misères n'était pas qu'un personnage. C'était toi. À chaque fois que je lisais tes aventures, j'entrais en connexion avec toi. Un lien s'est créé. Tu ne nous as jamais vus, mais nous te connaissons, comme si on était des proches depuis de nombreuses années. Fascinant, n'est-ce pas ? »

Les deux adolescents plantent leurs yeux dans le regard extrêmement confus de Cammy. Si eux trouvent ça fascinant, pour elle, c'est effroyable. Elle avait précisé dans l'avant-propos de son livre que certains évènements étaient inspirés de faits réels, mais n'avait même pas soupçonné que ça irait aussi loin. La nigh avale difficilement sa salive.

Le garçon poursuit :

« Tu nous as même inspirés. Nous aussi, on s'est dit qu'on pourrait créer notre propre histoire. C'est comme ça qu'on a publié une BD amateur en ligne, avec Annie au dessin et moi, au scénario. Comme la plupart des œuvres à succès, ça a divisé les gens. Certains trouvaient que c'était génial, et d'autres, que c'était de la pure merde. Si seulement ça ne s'était arrêté qu'à ça... Devine quoi ? »

Le regard de Berthold change. Dans ses yeux et ceux d'Annie, se lisent une fureur viscérale. Ce changement d'humeur étonne Cammy.

« On a reçu de nombreuses plaintes de lecteurs en colère, nous demandant d'arrêter la publication, soi-disant parce que l'histoire était trop trash, relate-t-il. Certains allaient même jusqu'à nous menacer de mort. Et un jour, ce qui devait arriver arriva. Des malades ont réussi à entrer chez nous et s'en sont pris à Annie... Ils ont vraiment essayé de la tuer. Bien-sûr, c'est eux qui ont fini enterrés... mais ce jour-là, je me suis rendu compte de la stupidité des individus. Peut-on justifier de tels actes ? »

Berthold termine sa phrase avec une expression et un ton débordants de rage. Cammy est déconcertée par son récit.

« Je... euh... non, rien ne justifie ce qu'ils ont fait... » baragouine-t-elle.

Malgré son approbation, l'expression des deux adolescents ne change pas. Berthold continue son monologue, haussant encore plus son ton :

« Parce qu'il y a de nombreuses scènes choquantes, des personnages aux mentalités ignobles, signifie qu'on fait l'apologie de tout ça ? Non ! Ils n'ont rien compris ! Au contraire, on dénonce ! Il y a certaines personnes qui n'essaient même pas de comprendre les intentions de l'auteur. Tout comme il y en a qui ne pensent qu'à critiquer et encore critiquer, au lieu d'apprécier ce qu'on leur donne. C'est un peu comme ces spectateurs de foot qui foutent le bordel dans un stade, parce qu'ils ne sont pas contents à cause de la défaite de leur équipe. Ils ne méritent pas le divertissement qu'on leur offre ! Pourquoi ils n'ont pas de cerveau ?!

- Mais... pourquoi tu me racontes tout ça, au juste... ? l'interrompt Cammy, déboussolée.

- Parce que toi non plus, tu n'es pas à l'abri de ces fous, qu'est-ce que tu crois ?! affirme le garçon.

- Quoi ? »

L'expression des adolescents devient froide. Cammy est de plus en plus pâle.

« Ton histoire est subversive, mine de rien, s'explique-t-il. Tu critiques la société. Dans leur combat, les bird, ces créatures que tu as imaginées, ne sont qu'une métaphore des nigh et de la discrimination à laquelle ils font face. À ton avis, il se passera quoi si un membre de la brigade tombe dessus ?

- Mais... à l'époque où j'écrivais ça, j'étais pas au courant que la brigade faisait vraiment ça, se justifie-t-elle, fébrile. Je me suis juste inspirée des rumeurs pour...

- Parce que tu penses qu'ils en auront quelque chose à faire ? »

Le regard de Cammy se décompose de terreur. Elle sait qu'il a raison. Annie et Berthold, se rendant compte qu'ils sont sur le point de la convaincre, lui font un sourire pervers. Il reprend, le regard déterminé :

« C'est pour ça que nous avons rejoint Skill. Il faut neutraliser la menace, avant qu'elle ne fasse de dégâts. Cependant... il ne va pas assez loin. Les nigh ne sont pas les seuls dangers. Regarde autour de toi. Pour les humains, leur nourriture est ce qu'ils appellent un repas normal. Ils ont l'air innocent, avec leur bonne humeur, à savourer chaque instant avec leurs proches... mais s'ils découvrent que nous ne pouvons pas manger comme eux, ils n'hésiteront pas une seule seconde à nous dénoncer à la brigade. On sera traqués jusqu'à être exterminés. Jamais un nigh ne pourra manger dans un restaurant. Tu comprends cette réalité ? »

Cammy papillonne des yeux, ne saisissant pas où il veut en venir. Berthold se lève de la table, le regard flamboyant de détermination. Il attire l'attention de tout le monde, mais n'y prête aucune importance et ne cherche même pas à filtrer ses paroles explicites :

« Le plan de Skill est de neutraliser les nigh, mais il oublie une chose. L'humain est un danger pour l'humain. Le nigh est un danger pour le nigh. Le nigh est un danger pour l'humain. Et l'humain est un danger pour le nigh. Nous refusons d'être victimes de ce cycle absurde. Tout individu qui n'est pas digne de confiance est une menace. Et je ne laisserai personne s'en prendre à nous. C'est pourquoi j'ai décidé d'aller au-delà de son objectif, et éradiquer absolument tout ce qui peut nous nuire. Tu saisis ? »

Berthold écarte grandement ses bras, le regard vide d'émotion. Annie hoche de la tête, la même expression que lui sur le visage.

Cammy a les yeux exorbités. Le temps qu'elle réalise, il est trop tard. Des piques géants, aussi tranchants qu'une légion de tronçonneuses, envahissent tout l'intérieur du restaurant.

Le brouhaha festif se transforme en cris de terreur. La joie devient le drame. L'établissement, qui était d'une propreté impeccable, est désormais sali par le sang, les bouts de cervelles, intestins, estomacs ouverts, membres arrachés.

Cammy, le visage tâché de rouge, tremble de tout son corps, horrifiée par cette vision épouvantablement cauchemardesque. C'est dans cette ambiance macabre, qu'Annie et Berthold, également recouverts du liquide vital de leurs victimes, lui tendent la main, un sourire malsain au visage.

« Depuis, je ne fais plus aucun cauchemar, je suis serein. Alors, Cammy, veux-tu te joindre à nous ? » interroge le garçon, impatient de sa réponse.

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