Chapitre 8 : Coïncidences.

Sans résistance, Cloner se fait assommer par Al. Comme il a perdu connaissance, les effets de son pouvoir se dissipent et les doubles disparaissent. Le jeune homme le porte mollement sur son épaule et s'adresse à Agiel :

« Quand tu m'as proposé de m'accompagner pour me protéger dans un quartier aussi dangereux que le tien, je m'étais un peu douté que tu savais te défendre... ou alors, c'était peut-être juste une formule de politesse. Donc toi aussi tu maîtrises le Drive ?

— Oui », avoue-t-elle, fière d'elle.

Le Drive est une énergie que seuls quelques êtres d'exception sont capables d'utiliser.

Une personne qui maîtrise le Drive est démesurément plus puissante, rapide et résistante que les autres individu. Les adeptes peuvent également faire circuler leur énergie à l'intérieur d'objets pour en faire des armes beaucoup plus solides et destructrices.

C'est également l'énergie dans laquelle les nigh puisent pour utiliser leurs pouvoirs. De ce fait, c'est obligatoire de la maîtriser pour pouvoir intégrer la brigade.

Pourtant, le Drive n'est autre que l'énergie vitale, présente en tout être vivant, mais à un stade évolué. Pour atteindre ce niveau, un individu doit pratiquer un entraînement spirituel qui consiste à rechercher l'énergie au fond de lui et la développer. Cependant, ce n'est pas ça le plus dur, mais les premières utilisations.

« Comment s'est passée ta première utilisation ? questionne Agiel.

— J'ai failli crever. J'ai carrément perdu connaissance, souffle Al, fatigué rien qu'en y repensant.

— Pareil ! Ce jour-là, je ne pouvais même plus bouger, s'amuse-t-elle.

— On se demande pourquoi rares sont les personnes qui utilisent le Drive, mais en vrai, c'est chaud. Au début, c'est toujours un enfer. La plupart lâchent l'affaire, et en vrai, je les comprends, soupire-t-il. Mais au fur et à mesure que je m'entraînais, ça devenait un peu plus supportable.

— Pareil. Au bout d'un an, je pouvais l'utiliser au quotidien, par instinct ou par réflexe. », se rappelle Agiel, nostalgique.

Le Drive n'est pas considéré comme un pouvoir, car il est accessible à tout être vivant, contrairement aux capacités des nigh. Plus un adepte l'utilise, plus son énergie devient puissante et abondante, lorsqu'elle se restaure.

« Mais ça n'explique pas tout, continue Agiel, sceptique à propos de la nature du jeune homme.

— Comment ça ?

— D'où viennent tes pouvoirs ? Comment un humain peut-il avoir les capacités d'un nigh ?! Tu me dois des réponses ! », insiste-t-elle en le pointant du doigt.

Al vient donc s'asseoir et commence à donner des explications en prenant des airs de professeur :

« La réponse est très simple. J'en ai mangé un. Un cadavre entier. Et comme tous les nigh, j'ai obtenu deux types de pouvoirs. Une régénération qui leur est commune, et une capacité unique. »

La régénération des nigh consiste à renouveler leurs cellules rapidement, permettant de guérir leurs blessures entre cinq à quinze minutes en fonction de la gravité. Cependant, ça ne permet pas d'échapper aux blessures mortelles, suffisantes à leur ôter la vie.

« Qu'est-ce que tu dis ?! s'exclame-t-elle, horrifiée.

— Ce n'est pas ce que tu penses. C'est mon frère qui m'y a obligé.

— Alors... n'importe qui peut avoir des pouvoirs en dévorant la chair d'un nigh... ? s'étonne-t-elle, écœurée.

— Ce n'est pas aussi simple, laisse-moi t'expliquer, dit-il calmement. D'habitude, quand on mange de la viande animale, notre organisme bénéficie de nutriments. Après la digestion, on gagne de l'énergie qu'on dépense dans des efforts physiques et intellectuels et ça s'arrête là. Mais le cas des nigh est différent. Quand on les bouffe, on absorbe leur énergie vitale, leur Drive, et donc... ?

— Ton organisme a assimilé la source de leur pouvoir et c'est comme ça que tu les as obtenus.

— Exactement. Mais pour que ça marche, quelques bouts de viande ne suffisent pas. Il faut que la quantité de chair soit abondante, pour gagner suffisamment d'énergie et que l'assimilation soit réussie. Un corps entier est l'idéal. Beaucoup de gens ne sont pas au courant de ce procédé, sinon, la ville serait plongée dans le chaos. Mais ce n'est pas un secret pour autant. Plein de cinglés ont déjà eu la curiosité d'essayer, mais comme je te l'ai dit, ce n'est pas aussi simple. Le corps humain n'est pas fait pour utiliser ce genre de capacités. Alors, la plupart perdent la raison », explique-t-il tranquillement.

Agiel esquisse un sourire.

« Bizarre, j'ai l'impression que tu me demandes indirectement d'essayer à mon tour et de compter sur ma chance.

— Très drôle... ironise-t-il. Jamais je ne recommanderai un truc aussi abominable, et c'est pas une question de chance.

— Comment est-ce que ça fonctionne, alors ? »

Il se racle la gorge et se laisse entraîner par la conversation, respirant à peine :

« Tout se joue au mental. Si l'humain est assez fort mentalement, il restera lui-même. Dans le cas contraire, il est foutu. Cependant, un individu ne peut supporter qu'une seule source de pouvoir. Peu importe la force de son esprit, s'il dévore plus d'un cadavre, il perdra la raison à coup sûr. Ceux qui deviennent fous, la brigade les élimine, car on peut plus rien faire pour eux. Quant à ceux qui sont toujours en bonne santé mentale, ils sont surveillés de très près, Au bout d'un moment, s'ils se tiennent toujours tranquilles, on leur fout la paix. Pour mon cas, j'ai été surveillé pendant environ un mois par J. Le plus flippant, c'est que je savais même pas qu'il m'espionnait. Il est incroyablement doué pour dissimuler sa présence. Après, il m'a expliqué la situation et m'a dit que la brigade pouvait me recruter. J'ai dit que j'allais y réfléchir, mais bof, j'ai fini par refuser pour de bon, ce matin. En gros, voilà pourquoi pour moi, voir un type avec des pouvoirs ne suffit pas à déterminer sa nature. »

Après avoir écouté très attentivement, Agiel commente :

« Alors, comment on fait pour savoir ce qu'il est ?

— On le dissèque », déclare-t-il très sérieusement en faisant un signe de ciseaux avec ses doigts.

Agiel s'éloigne immédiatement de lui, offusquée.

« Non mais, t'as un vrai problème, toi !

— Ça va, ça va, je plaisantais... avoue-t-il, sans avoir pourtant décroché un sourire. J'espère que ça n'a pas fait trop d'exposition d'un coup. »

Bien qu'elle n'ait pas compris sa dernière phrase, Agiel éclate de rire. Il fronce ses sourcils, ne comprenant pas comment ses blagues pourraient être drôles. La blonde s'exprime, taquine :

« Tu n'en as pas l'air, mais c'est fou, comme tu es loquace. N'en as-tu pas trop dit, à quelqu'un que tu viens de rencontrer ? »

Al écarquille ses yeux, mis dans un terrible embarras. Il grince des dents, attrape sa tête, baisse le regard, commence à suer et se rend intérieurement compte d'une chose :

« En tant que gaffeur, je viens d'atteindre le level de Cammy, là... »

Agiel s'esclaffe et le rassure d'un clin d'œil :

« Ne t'inquiète pas... tout ça reste entre nous. »

Loin d'être rassuré, Al ne répond pas. Elle reprend :

« Tu disais être à la recherche de quelqu'un. Pourquoi ?

— Tu as raison, je parle trop. Alors, je ferais mieux de la fermer, se renfrogne-t-il.

— Allez, toi qui aimes plaisanter, tu ne vas pas m'en vouloir d'en faire de même ! minaude-t-elle.

— Pour répondre à cette question, je vais devoir te raconter un peu ma vie. Je doute que tu en aies quelque chose à faire.

— Si, si ! Ça m'intéresse ! »

Il souffle et regarde le ciel. Face à l'air insistant et curieux de la demoiselle, il réfléchit. Peut-être qu'elle pourrait lui venir en aide, s'il lui parlait de son problème ?

« Bon, pourquoi pas... » dit-il.

Il commence à conter son récit d'un air nostalgique et inquiet :

« En fait, je cherche mon frère jumeau. Nous sommes nés à l'extrême nord de la ville, dans le quartier de Dust. C'est un endroit où règne la misère. Nos conditions de vie étaient déplorables. Notre mère n'en pouvait plus de nous voir comme ça, alors, elle a décidé de nous confier à notre oncle quand on avait quatorze ans. Il était plus aisé, mais il était en froid avec elle. Donc il a accepté, à condition qu'elle mette une croix sur nous. Il ne voulait pas la voir, même en peinture. C'est ainsi qu'on a dû se séparer d'elle. On vivait un peu mieux. Le problème, c'est que la vie n'est pas aussi simple quand on ne nait pas avec une cuillère en or dans la bouche, surtout avec des origines comme la nôtre. J'ai essuyé une série d'évènements peu joyeux, que j'endurais comme je pouvais. Tout a commencé à nos dix-sept ans. Un jour, j'en pouvais plus. J'ai fondu en larmes devant mon frère et il n'a pas du tout aimé. Sa première réaction a été de me faire bouffer un nigh, disant que c'était pour que je puisse me défendre tout seul. Il a ajouté qu'il allait faire rayonner cette ville. Et je ne l'ai plus jamais revu. J'ai tout de suite compris qu'il préparait un sale coup et c'était de ma faute. Si j'avais tenu bon, on n'en serait pas là. »

Il fait une pause et pousse un soupir mélancolique. Il poursuit :

« Après une période de dépression, je me suis mis à m'entraîner comme un malade en compagnie d'un gars, jusqu'à mes dix-neuf ans. Je me suis ensuite mis à sa recherche. Sur ma route, je tombais souvent sur des gens en danger, des gars qui s'en prenaient à plus faibles qu'eux. Au fil des batailles, je m'améliorais. Je pensais que les gens auraient peur de moi à cause de mes pouvoirs, mais au contraire, ils m'appréciaient. Pourtant, je ne suis pas un super héros de comics. Je n'ai jamais demandé ces pouvoirs. En revanche, maintenant que je les ai, je ne vois pas ce que je pourrais en faire d'autre. On m'admire, alors qu'il n'y a rien de plus normal à ce que je fais. Mais bon, je me donne toujours deux jours de repos complet par semaine, pour ne pas tomber de fatigue. »

Après l'avoir écouté avec beaucoup d'intérêt, Agiel prend la parole simplement :

« Tu sais, tout le monde ne pense pas comme toi. Il y a mille autres manières d'utiliser un pouvoir et ce n'est pas pour faire le bien. »

Elle poursuit avec empathie :

« C'est donc pour ça que tu as fait semblant de ne pas être quelqu'un de connu, quand on s'est rencontré. Écoute, ce n'est absolument pas de ta faute. Il n'y a rien de mal à se laisser aller quand tout va mal. Tôt ou tard, ton frère se serait lancé pour mettre en place son projet, de toute façon. Ensuite, je ne vois pas pourquoi tu es aussi inquiet. Il a dit qu'il allait faire rayonner la ville. C'est plutôt noble comme ambition, non ? C'est vrai que cet endroit est déplorable. »

Al n'est pas moins angoissé pour autant. Il rétorque :

— Fais-moi confiance, je le connais très bien. Quand il a un objectif, il n'hésite pas à se salir les mains, dans tous les sens du terme. Je crains le pire, tant qu'il est dans la nature. Crois-moi... il fait des dingueries, même à des innocents. »

Cammy a confié à Al que son frère a utilisé son pouvoir pour modifier son système digestif, de sorte à ce qu'elle devienne cannibale. Elle ne peut plus manger que la chair de ses semblables. La seule solution qu'elle a trouvée pour ne pas s'attaquer aux autres et ne pas succomber à la faim, est de dévorer quotidiennement son propre bras. Son membre se régénère au bout d'une quinzaine de minutes.

Néanmoins, nul ne pourrait imaginer le supplice qu'elle endure.

Horrifié en y repensant, le visage d'Al se tord de rage. Voyant que malgré son expression lugubre, il n'en dit pas plus, Agiel en déduit qu'il ne souhaite pas en parler. Elle ne peut cependant s'empêcher de poser des questions, tracassée :

« Pourquoi s'en prendrait-il à des innocents ? Quel est son objectif ?

— Je n'en sais rien. Je n'avais pas pu lui demander plus de détails, qu'il s'était déjà volatilisé. Mais ce qui est sûr, c'est que je préfère que cette ville reste moisie, plutôt qu'il mette ses plans à exécution.

— Alors, je vais t'aider à le retrouver ! affirme-t-elle, déterminée.

— Très bien. Il est devenu aveugle. Alors, si tu croises un type qui a la même tête que moi, avec les yeux fermés, ne te mets surtout pas en travers de sa route. Ça serait du suicide. Contente-toi de me contacter. »

Elle acquiesce, pleinement motivée. Ayant retrouvé son calme habituel, Al dépose Cloner sur son épaule et annonce :

« Je vais te laisser. Je dois le rendre à la brigade et continuer mes recherches. »

Le visage d'Agiel se décompose de tristesse suite à cette phrase. C'est comme si on lui avait ravivé un souvenir douloureux.

« Quelque chose ne va pas ? s'inquiète Al.

— Non, non, assure-t-elle avec un sourire forcé. Je suis plus ou moins psychologue. J'ai repensé au problème qu'un de mes patients m'avait raconté. C'était tellement tragique que ça m'a marqué. »

Al plisse ses yeux, incrédule. A-t-elle un problème avec la brigade ? Néanmoins, il n'insiste pas, si elle ne veut pas en parler. Il souligne un autre détail :

« Plus ou moins ? répète-t-il, confus

— Ne cherche pas à comprendre. »

Elle glousse, pendant qu'Al est pris au dépourvu. C'est la première fois que quelqu'un lui renvoie sa propre réplique !

Ne pouvant contre-attaquer, il se contente de demander :

« Ah... et pourquoi tu n'es pas au boulot ?

— Je suis en congé. Au fait, merci de t'être ouvert à moi. Ça m'a fait très plaisir. »

Elle lui adresse un sourire sincère.

« C'est rien. À plus tard », termine-t-il d'un ton presque amical, avant de s'en aller.

Agiel reste ici encore un moment. Elle a l'habitude de venir là pendant ses jours de repos.

Elle repense à ce qu'Al lui avait dit. Lorsqu'il racontait son histoire, il affichait un air profondément peiné à certains passages. Il y avait d'importantes zones d'ombres dans son récit et il semblait ne pas vouloir en dire plus. Elle comprend parfaitement, car elle non plus, n'aime pas parler de certains évènements qui rappellent les douleurs du passé.

Elle a compris à travers son récit que son objectif ne se résume pas qu'à une simple quête pour retrouver son frère, mais qu'en réalité, il veut user de ses pouvoirs pour venir en aide à ceux qui ont en besoin.

Elle a remarqué qu'il aime beaucoup plaisanter. Pourtant, il ne sourit jamais. C'est très étrange.

***

Après avoir quitté l'espace vert d'une vingtaine de mètres, Al marche sur le trottoir d'une rue goudronnée. Il aperçoit deux adolescents qu'il a l'habitude de croiser dans le lieu qu'il vient de quitter, en train de se disputer. Ils s'entendent en temps normal très bien, même s'il leur arrive parfois de se chamailler. Alors, il n'y prête pas attention.

Sur sa route, Cloner a repris connaissance, néanmoins, il l'a immédiatement assommé de nouveau, avant qu'il ne tente quelque chose.

Après avoir rendu le nigh à la brigade, Al repense à ce que Cammy lui avait dit. Pris de curiosité, il décide de retourner sur ses pas afin de voir où en sont les deux amis. Rien ne garantit qu'ils soient toujours là et qu'il ne va pas juste perdre son temps, cependant, l'envie d'y aller l'emporte.

Lorsqu'il arrive à destination, il constate qu'il y a un groupe de personnes agitées qui semblent observer quelque chose. Il se fraie un chemin, et c'est avec surprise, qu'il voit que les deux amis en sont arrivés aux poings.

L'un d'eux, le plus grand, prend son compagnon à califourchon. D'un air furieux, il le martèle de coups de poings, au point où son visage est couvert de sang. Le tee-shirt de la victime, le trottoir et les mains du bourreau sont également tâchés de rouge. Celui qui se fait frapper n'a même pas le temps de parler. Il ne fait que gémir et le liquide sur son visage masque partiellement son expression de douleur.

Les autres ne tentent pas d'intervenir, ils ne font qu'observer. Cette scène n'est qu'un spectacle pour eux.

Irrité, Al ne reste pas les bras croisés :

« Arrête ! Pourquoi est-ce que tu fais ça ?!

— Reste en dehors de ça, Al ! vocifère le plus grand. Va jouer au justicier ailleurs. Il a insulté mon rappeur préféré et il va le payer !! »

Sérieusement ?

Encore une dispute pour un motif ridicule.

« Tu préfères sans doute que j'appelle la police, alors », rétorque Al d'un ton calme et sec.

Dissuadé, l'adolescent cesse de s'attaquer à son camarade qui reste immobile et s'éloigne de lui lentement, serrant ses poings sanguinolents en grinçant des dents.

Al ne peut pas déterminer la gravité des blessures. Toutefois, il constate que la victime respire toujours et que ses mouvements d'inspiration et d'expiration sont saccadés. Il s'empresse donc d'appeler une ambulance.

Cammy avait raison. Ce phénomène d'amitiés qui se détruisent est plus sérieux qu'il ne le pensait.

Qu'est-ce qui en est à l'origine ? Est-ce simplement un enchaînement de coïncidences ?

Il en doute fort.

Chapitre suivant


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chapitre 80 : Le retour

Chapitre 113 : Nouvelles promesses (Épilogue 2)

Chapitre 81 : Le réveil