Chapitre 6 : Seconde chance.

Dès qu'elle sort de la pièce, Cammy quitte la brigade le plus vite possible.

Suffisamment éloignée du bâtiment, elle s'adosse contre un mur, dans une rue noire de monde. Elle a du mal à digérer ce qu'elle a appris et repasse en boucle les scènes de son adolescence et de l'entretien.

En fin de compte, elle ne savait rien de cet homme qu'elle voyait pendant tout ce temps comme un sauveur, un modèle à suivre. Elle ne sait pas si elle doit être triste ou inquiète pour sa sécurité.

En fait, elle ressent un mélange des deux.

Lorsqu'elle retrouve ses esprits, elle se rend compte que depuis plusieurs minutes, ses yeux sont rivés sur un garçon, qui s'est apparemment arrêté pour la fixer à son tour. Il est accompagné d'une jeune fille.

« ... Dé-désolée ! »

Très embarrassée, elle rougit, détourne immédiatement son regard et s'en va. Pendant qu'elle court, son élastique à cheveux se détache et tombe sur le trottoir. Elle le ramasse et le rattache, avant de reprendre sa route.

Le garçon et la fille continuent de la fixer jusqu'à ce qu'elle disparaisse de leur champ de vision.

En route, Cammy sort son téléphone et tente de joindre Al, mais elle tombe sur son répondeur. Elle soupire.

Comme à son habitude, elle rentre chez elle avec un amer sentiment d'échec.

***

De son côté, Al se rend à Flower, une zone située au nord de la ville, en début d'après-midi. Le quartier est étrangement vide. Il n'a croisé aucune âme qui vive, depuis qu'il est arrivé. Une atmosphère oppressante y règne.

Il parvient à l'adresse qu'Agiel lui a indiquée, et cette dernière vient ouvrir la porte quelques secondes après qu'il ait sonné. Surprise de le voir, elle semble contente et lui adresse un sourire franc.

« Eh ben, je pensais que tu ne pouvais pas me blairer ? fait remarquer Al, étonné.

- J'étais de mauvaise humeur, tout à l'heure. Et honnêtement, je n'étais pas sûre que tu viendrais. »

Il lève son pouce, démontrant sa bonne foi.

« Je te l'ai déjà dit. Je tiens toujours mes promesses, c'est mon...

- Oui, oui, ton nindo, on a compris. Allez, entre ! l'interrompt-t-elle en le tirant par la main avec entrain. Ne bouge pas, je reviens. »

Al l'attend donc à l'entrée du salon, debout et droit comme un piquet. La jeune femme ne tarde pas à revenir avec à la main, une tasse de café. Elle lui tend l'objet et s'exprime avec gratitude :

« Je t'ai acheté ça pour te remercier, au cas où tu serais là.

- Me remercier ? répète Al, haussant un sourcil. Mais c'est rien.

- Je sais, mais on n'est jamais à l'abri d'une déception.

- ... D'accord... »

Il saisit la tasse et constate que c'est couvert à l'arrière de dessins de faces ahegao*. Éberlué par un tel présent, il ne peut s'empêcher de demander :

«... Pourquoi ?

- J'ai fait quelques recherches pour comprendre ton langage de weaboo*. Et j'ai découvert qu'il y a de petites chances que les individus comme toi aiment les... euh... entailles*... Et vu que tu aimes aussi le café...

- Comment dire... tu aurais pu me l'offrir avec le thème d'un manga normal, ça aurait été plus simple... Ça ne t'a pas gêné que le vendeur te prenne pour une grosse perverse ?

- Peu importe. Si tu n'es pas fan, tu peux refuser. Je me suis peut-être trompée. »

Il reste silencieux, inexpressif. Voyant son air blasé, elle se doute qu'elle a fait le mauvais choix.

« Déso...

- Comment je pourrais refuser un truc aussi stylé ?! » balance-t-il subitement.

Agiel sourit, néanmoins déconcertée par l'attitude du jeune homme.

« Alors, pourquoi tu n'as pas l'air content ? interroge-t-elle, intriguée.

- En réalité, j'aurais souri jusqu'aux dents à une certaine époque. Mais là, c'est impossible. »

Il souffle longuement.

« Je suis fatigué, continue-t-il. Je peux me faire un café ?

- Je vois. Désolée, il n'y a pas de café ici. Je n'aime pas ça. Bon, on se le regarde, ce film ? » propose-t-elle, très enthousiaste.

Al hausse ses épaules et Agiel amène promptement le DVD pour que la séance puisse commencer. Mais avant, elle a une question capitale à lui poser :

« Qu'est-ce que tu sais de ce film ?

- Comment ça ?

- Sais-tu quelles sont les personnes qui ont travaillé dessus ? »

Il fronce ses sourcils, ne voyant pas où elle veut en venir.

« Euh... je connais le réalisateur, les producteurs et quelques acteurs principaux... répond-t-il honnêtement.

- C'est tout ? » s'indigne-t-elle.

Elle le dévisage d'un air méprisant.

« Ben ouais, tu ne vas pas me demander de te citer tout le staff ? » rétorque simplement Al.

Elle se contente de faire un sourire factice et lui apporte un bloc-notes et un stylo.

« C'est pour quoi ? demande Al, confus.

- Ne pose pas trop de questions et prends. »

Il saisit le matériel et la toise, méfiant.

Ils commencent la séance après s'être mis d'accord pour éteindre leur téléphone. Agiel demande le silence absolu, mais ça tourne vite en partie de devinettes, étant donné qu'elle aussi visionne le film pour la première fois.

C'est bien gore, rempli de mystères, de monstres à l'origine inconnue et de personnages louches.

Les deux spectateurs essaient de deviner qui sera le prochain à mourir et comment, qui est le traître, d'où viennent les monstres.

Chaque mort est farfelue et inventive, voire drôle. Al se trompe dans toutes ses théories, tandis qu'Agiel devine quelques éléments, notamment le twist final. On croirait presque qu'elle l'a regardé à l'avance.

Al a trouvé que techniquement, c'est un film excellent. Cependant, il ne s'est pas amusé et n'a pas décroché le moindre sourire, contrairement à Agiel qui a failli s'étouffer de rire lors d'une scène. Il est incapable de se distraire et ce n'est nullement volontaire.

L'intrigue terminée, il allume son téléphone peu avant le générique de fin et s'aperçoit que quelqu'un a tenté de le joindre. Il s'empresse alors de se lever, quand une main le retient.

« Où est-ce que tu vas ? intervient Agiel, avec un sourire louche.

- ... Le film est terminé. Et je dois rappeler quelqu'un. »

Al est vraiment peu rassuré.

« Non, il manque le générique, explique-t-elle, malicieuse.

- De quoi ?

- Bah le générique... Il est temps de te servir de ça, affirme-t-elle en indiquant le stylo et le bloc-notes.

- Comment ça ?! »

Il a un très mauvais pressentiment.

La bombe explose.

« Comment peux-tu consommer une œuvre sans connaître toutes les personnes qui ont sué sang et eau pour qu'elle existe ?! Tu n'as donc aucune considération pour leur travail ?! Le générique va bientôt passer. Tu noteras les noms de toutes les personnes qui y seront mentionnés ! ordonne-t-elle d'un ton autoritaire en le pointant du doigt.

- Qu'est-ce que tu dis ?! »

Son pressentiment se confirme. Il baisse la tête et soupire. Al saisit le matériel. Il reconnaît au fond qu'elle n'a pas tort. Tellement d'individus ont travaillé sur ce projet et personne ne se souviendra d'eux, engloutis par l'ombre des contributeurs les plus célèbres.

Grandement déterminé, il saisit le stylo et se met en position pour écrire.

« Trois... deux... un... C'est parti ! » s'écrie-t-elle.

Dès que la première lettre apparaît sur l'écran noir, il la note avec une vitesse hallucinante. Les mots défilent rapidement et semblent interminables. Il les marque tous sur les pages blanches, qu'il remplit et tourne une à une. Les mouvements de sa main semblent illisibles.

L'épreuve terminée, il laisse le stylo tomber sur le sofa d'un air sérieux et triomphant. Il reprend son souffle, le visage trempé de quelques gouttes de sueur. Agiel est éberluée qu'il ait vraiment réussi à faire ce qu'elle lui demandait. Il ferme le carnet, le met dans sa poche et se lève avec sa nouvelle tasse de café.

« J'ai fait ce que tu m'as demandé. Je m'en vais, termine-t-il en se rapprochant de la porte.

- Attends ! »

Al se retourne. Agiel se rapproche de lui et s'exprime d'un ton sympathique :

« J'ai vraiment aimé ce moment avec toi. Est-ce qu'on pourrait se revoir... ?

- Pas de problème, accepte-t-il d'un ton neutre. Du moment que tu ne joues pas le rôle de la love interest, ça me va. Au passage, je peux t'emprunter le DVD ? Je ne me suis pas suffisamment concentré pour pouvoir écrire une critique pertinente.

- Oui, bien-sûr ! », accorde-t-elle avec un sourire sincère.

Il la remercie et commence une petite réflexion. Il n'y avait pas à chercher loin pour comprendre le but de sa requête. Si elle a fait des recherches pour comprendre son langage, lui a offert ce cadeau particulier et a demandé à visionner le long métrage avec elle, c'était juste pour se faire un ami.

« Dis, as-tu des proches ici ? De la famille, des potes ? interroge Al, curieux

- Non, ils sont tous... morts. »

La mine d'Agiel s'assombrit. Compatissant, Al affiche une mine triste.

- Je suis désolé, prononce-t-il. Pourquoi ? Après, si tu n'as pas envie d'en parler...

- À cause des... de la basse sécurité de la place, éclaire-t-elle d'un ton gave. Ce n'est pas une bonne idée de se promener tout seul dans ce quartier. Je ferais mieux de t'accompagner.

- Inutile, je sais me défendre. À la prochaine... et fais attention à toi », termine-t-il d'un ton plus ou moins affectueux.

Il s'en va. Agiel referme la porte d'un air songeur.

« Une seconde chance en valait peut-être le coup », pense-t-elle.

***

Al marche dans les rues du quartier, dans une ambiance fantomatique. Il rappelle Cammy et elle décroche après un certain temps. Il entend un gémissement à l'autre bout du fil.

« Qu'est-ce qu'il y a ? interroge-t-il.

- En courant pieds nus pour décrocher, j'ai glissé et j'ai eu droit à une chute monumentale, dit-elle en massant son bassin endolori.

- Ok. Tu m'as appelé pour quoi ? »

Elle s'installe dans l'eau chaude de sa baignoire, profondément dépitée et annonce :

« J'ai échoué comme une pauvre bouse de vache...

- Ah... pas de chance...

- Pourquoi j'ai l'impression que t'en as rien à faire ?! s'irrite-t-elle.

- Parce que c'est un peu le cas. Pourquoi tu cherches un taf... ? La bouffe n'est pas un problème pour toi, à ce que je sache. »

Face au manque d'empathie du jeune homme, agacée, elle s'exclame :

« Idiot ! J'ai un loyer et des factures à payer, je te rappelle !

- Ah oui, c'est vrai... »

Il s'intéresse plus sérieusement du problème de la jeune femme.

« C'était où, ton entretien ? »

Un moment de silence survient. Cammy se prépare à la tempête qui risque de lui tomber dessus, lorsqu'elle va lui annoncer. Maintenant qu'elle y repense, postuler à un tel endroit était stupide. Elle reprend la parole d'une voix hésitante, prête à se faire gronder :

« ... À... à la brigade.

- Sérieux... ? Étrange, ça devait vraiment être la hess pour que tu décides de bosser là-bas. »

Elle est surprise qu'il réagisse aussi calmement.

« ... C'est tout ? Tu ne vas pas me crier dessus ?

- Pourquoi je devrais ? Après tout, tu fais comme tu veux ».

Vraiment ?

Il n'est pas au courant. Apparemment, lui aussi fait preuve d'une naïveté extraordinaire. Il ne se doute pas qu'en réalité, tous les nigh qu'il a livrés à la brigade se sont fait abattre. Elle ne peut pas le laisser continuer dans son ignorance.

« Écoute, en réal... »

Elle s'interrompt soudain, angoissée.

Peut-elle vraiment lui divulguer de telles informations ?

Constatant qu'elle ne termine pas sa phrase, Al insiste :

« De quoi tu veux me parler ?

- Euh... je sais plus... Désolée, j'ai oublié !

- T'inquiète, ça arrive... Au fait, je crois que je peux t'aider », déclare-t-il d'un ton beaucoup plus engagé.

Pleine d'espoir, elle l'incite à continuer :

« Ah oui, comment ?

- Retrouve-moi dans...

- Au QG ?

- L'espace vert ? T'es sérieuse ?

- J'ai toujours voulu appeler un endroit comme ça ! »

Elle glousse, tandis qu'Al lève les yeux au ciel. Retrouvant sa jovialité, elle reprend :

« Je termine et je te rejoins tout de suite !

- Tu es occupée ?

- Bah je suis dans mon bain.

-Tu réponds aux appels dans ta baignoire ?

- Oui. »

Al laisse planer un silence.

« Bah quoi ? souligne Cammy.

- Alors, nous aussi on fait du fan-service, maintenant ? balance-t-il, espiègle.

- De quoi tu parles ?!

- Ne cherche pas à comprendre. »

Fier de son sarcasme, il raccroche aussitôt, laissant une nouvelle fois son interlocutrice dans l'incompréhension.

* Ahegao : dans les hentai, est une expression qui désigne une face montrant un orgasme.

* Weaboo : abrégé « weeb », désigne une personne passionnée par la culture japonaise.

* Entailles : Agiel voulait dire « hentai », qui est un genre de mangas érotiques.

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