Chapitre 28 : Traitement.

 Al demande à Agiel de lui donner toutes les informations qu'elle possède sur Skill, mais celle-ci ne sait pratiquement rien de ce dernier, et n'est pas en mesure de satisfaire sa demande. Ils se séparent donc.

La jeune femme retourne chez elle et s'installe sur son sofa pour visionner une série télévisée qu'elle a l'habitude de suivre durant son temps libre. Petit à petit, elle somnole devant son écran, et s'endort finalement au bout d'une trentaine de minutes.

Son sommeil est cependant de courte durée. Elle est réveillée par un visiteur importun qui frappe à la porte. Elle sanglote d'abord, puis se lève avec nonchalance et traine ses pieds jusqu'à l'ouverture en métal.

Lorsqu'elle découvre qui est la personne de l'autre côté, son sentiment de déplaisance s'exacerbe.

« Alice... maugrée-t-elle subtilement.

— Comment vas-tu ? demande la visiteuse, sourire aux lèvres, d'un ton difficile à déchiffrer, avant de toucher Agiel au visage, dont le corps émet une lueur jaunâtre qui disparaît ensuite.

— Ça pourrait être pire alors on ne va pas se plaindre... ».

Alice a l'habitude de surveiller Agiel lorsqu'elle reçoit ses patients, sous les ordres de Skill.

Cette jeune femme entre la vingtaine et la trentaine, avec ses longs et lisses cheveux bruns qui s'étendent jusqu'aux épaules, ses yeux marrons, son nez pointu et ses petites lèvres, est une vraie épine dans le pied de la psychologue.

Pourtant, elles avaient une très bonne relation avant que cet homme ne fasse son apparition.

« Oh, c'est ''Chisel'' à l'écran ? constate Alice d'un ton amical. C'est ma série préférée !

— Mouais... », valide Agiel d'une humeur qui est tout à l'opposé.

Chisel est une série télévisée où le personnage principal est un justicier ambigu qui a l'habitude d'éliminer les criminels à l'aide de ciseaux.

Elles s'installent sur le meuble et suivent l'émission dans une ambiance très contrastée. Agiel brise le silence avec une proposition soudaine.

« Et si on jouait à pierre – papier – ciseau ? Une seule manche. Mais attention, la perdante aura un gage.

— Pourquoi pas ! Ça pourrait être amusant ! ».

Prêtes à relever le défi, les deux femmes ferment donc leurs poings qu'elles balancent pendant quelques secondes.

Les jeux sont faits. Agiel gagne avec la feuille, alors qu'Alice avait joué la pierre.

C'était une anticipation hasardeuse. Elle se doutait qu'à cause de la série qu'elles regardaient, son adversaire ne jouerait pas le ciseau car ce serait bien trop évident. Il lui restait donc à choisir entre la feuille et la pierre.

« Et bien alors, qu'est-ce que je dois faire maintenant ? » accepte Alice avec fair-play.

Agiel hésite quelques secondes. Elle balbutie par la suite quelque mots.

« Dis-moi... Pourquoi on le surnomme... ''Skill''... ? ».

Le visage d'Alice change brusquement d'expression. Sa sympathie apparente se transforme en un regard hostile et elle répond d'un ton froid.

« Serait-ce une tentative subtile de récolter des informations sur lui ?

— Mais non... ! J'essaie juste... D'engager une conversation, là... se justifie Agiel avec un manque cruel de crédibilité.

— Mais oui, c'est ça. Tu sais parfaitement que me poser des questions de manière trop directe sur lui te grillerait sur place, alors tu essaie de jouer sur les détours. Même si je le savais, je ne te dirai rien. Trouve un autre gage !!

— ... Va m'acheter un Blu-ray... », balance-t-elle au hasard, non sans embarras.

Alice roule des yeux et lui promet de le lui offrir la prochaine fois qu'elles se verront.

Près de trois quarts d'heure plus tard, l'on vient à nouveau frapper à la porte. Agiel va ouvrir...

« Hello !!! salue avec vivacité Cammy.

— Toi !... ».

Agiel manque de s'étouffer avec sa propre salive tellement elle est surprise. Elle tousse à plusieurs reprises avant de se maîtriser et de racler sa gorge. Deux paires d'yeux curieux la fixent alors.

« C'est rien, continue la blonde. J'avais... Hum... Oublié notre rendez-vous. Suis-moi donc ».

Cammy hoche de la tête et pénètre à l'intérieur du bâtiment. Alice leur lance un regard dubitatif avant qu'elles ne disparaissent dans le couloir.

Agiel fait entrer sa patiente dans une petite pièce — normalement sa chambre d'invité — et lui demande d'attendre un petit moment.

La salle contient un lit et un bureau. Sur les murs marron, sont accrochés une petite horloge et un tableau, où l'on distingue la peinture d'une rivière dans un milieu naturel.

Quelques minutes plus tard, Agiel revient avec un calepin et un stylo, puis s'installe derrière le bureau. Elle n'a plus du tout cet air fatigué et semble très concentrée. Elle demande ensuite à Cammy de se mettre à l'aise.

La patiente s'étale donc sur le lit et fixe le plafond.

« Cammy Blue, c'est ça ?

— Oui.

— Dis-moi... Al n'a pas tenté de te passer un coup de fil ? interroge Agiel.

— Si. Il voulait me prévenir d'un truc, mais il n'a pas eu le temps. Apparemment il s'est fait interrompre par quelque chose. Pourquoi ?

— ... C'est... Sans importance... soupire-t-elle. Parfait. Alors je t'écoute.

— Bien ».

...

Près de trois minutes passent, mais personne ne décolle ses lèvres.

« Tu peux parler quand tu veux, répète Agiel.

— D'accord », répond la patiente.

......

Cammy fixe le plafond pendant plus de vingt-cinq minutes, mais ne dit rien.

« Cammy, pourquoi es-tu venue me voir ? questionne calmement Agiel.

— Bah, pour aucune raison particulière, avoue cette dernière.

— Que... Quoi, comment ça ? s'étonne la psychologue.

— Ben en fait, j'ai toujours voulu voir à quoi ça ressemblait une séance chez un vrai psy.

— La seule raison qui t'a amenée ici... C'est la curiosité... ? hausse-t-elle un de ses sourcils blonds.

— Euh... Oui... ? ».

Voyant l'air surpris de son interlocutrice, Cammy manifeste une certaine gêne. Elle se rend compte qu'elle fait perdre son temps à quelqu'un qui est sans doute très occupé !

« ... Je suis déso... »

Elle se fait interrompre par un éclat de rire de la part d'Agiel. Elle s'attendait à ce que la bénévole lui hurle dessus en lui interdisant de remettre un jour les pieds chez elle, mais au lieu de cela...

« Tu me rappelles moi à une certaine époque... s'amuse Agiel. Ne t'en fais pas. Alors comme ça, tu aimerais bien voir comment se passe une séance chez un vrai psy ? Je ne suis pas une professionnelle, alors tu frappes à la mauvaise porte. Par contre, si ça t'intéresse, je connais une série qui parle des différentes péripéties qu'un psychologue traverse au fil de ses rencontres avec ses différents patients. Et c'est inspiré de faits réels !!!

— C'est vrai ?! Où est-ce que je peux la regarder ?!

— Pas de souci, j'ai tous les épisodes sur mon ordinateur, lui fait-elle un clin d'œil.

— C'est long comme série ?

— Cinquante-neuf saisons de vingt-quatre épisodes, d'une quarantaine de minutes chacun.

— Waw... Parfait quand on passe toutes ses journées à la maison à ne rien faire.

— Eh oui. Mon adolescence résumée en une phrase. Ne bouge pas, je t'amène ça tout de suite ».

Agiel quitte ainsi la pièce et revient avec son ordinateur portable, qu'elle met en marche. Elle lance la vidéo du premier épisode et s'installe près de Cammy au bord du lit, calepin et stylo toujours en main.

Les minutes passent encore et encore. Vers la fin du média, elle succombe aux somnolences et s'endort de nouveau, prenant appui sur l'épaule de sa patiente.

Lorsque le deuxième épisode commence, avec son générique explosif, elle se réveille en sursaut avant de sangloter.

« Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiète Cammy.

— Ce n'est rien... commence-t-elle à s'étirer. Seulement ma malédiction.

— Ah, toi non plus tu n'es pas épargnée... Dis, parfois t'as pas l'impression d'être poursuivie par plusieurs malédictions à la fois ?

— ... Tu peux en dire plus ? se prépare-t-elle à noter.

— Ben... Tu sais, actuellement, je suis dans une galère sans nom. Si ça continue, mon bailleur va me mettre à la rue. J'ai tenté toutes sortes de boulots, que ce soit caissière, livreuse, serveuse, femme de ménage... Mais à chaque fois je me fais virer parce que je suis victime d'une maladresse déplorable. J'arriverai jamais à garder un job à long terme... ! confie-t-elle pendant que son interlocutrice prend note.

— Ah oui, tu es sûre d'avoir tout essayé ? taquine Agiel. C'est vrai que tu es plate. Mais tu es plutôt mignonne. Et...

— Je t'arrête tout de suite. J'ai cruellement besoin d'argent, mais pas à ce point-là !

— Je vois. Je note donc que tu n'as pas tout essayé.

— Eh, t'es une psy ou une proxénète, toi ?

— La fin justifie les moyens, se retient-elle de pouffer de rire.

— Soyons un peu sérieuses... souffle Cammy. Et puis y a aussi ce gars. Au début, c'était un fan de mon histoire. Mais par la suite c'est devenu un hater hardcore. Il passe son temps à me cracher-dessus sous prétexte que ce que j'écris ne lui plaît pas. J'ai beau le bloquer, il revient toujours avec de nouveaux comptes, et m'a même menacée de mort ! ... Je le déteste, finit-elle par froncer ses sourcils.

— Tu as pensé à porter plainte ?

— Mon dossier est en cours depuis je ne sais combien de mois.

— Je vois... continue Agiel de noter.

— Ne te fatigue pas à noter ça, c'est bien dérisoire, comparé...

— À quoi ? interroge-t-elle, plus concentrée que jamais.

— Je ne sais pas... Comment l'expliquer. Je crois que j'ai peur. J'en deviens même insomniaque...

— Peur... ? De quoi ?

— Peur... Peur... De changer, je crois... finit par trouver Cammy, elle-même confuse.

— Intéressant. Continue ?

— Tu sais, quand j'étais gamine, je restais tout le temps enfermée chez moi, parce que j'avais peur des gens. Mais maintenant que j'ai eu des interactions avec eux, je me rends compte que j'avais effectivement raison d'avoir peur d'eux. Bien-sûr, je ne vais pas retourner me cloîtrer à la maison, mais je crois que si ça continue comme ça, je vais... Je vais commettre des actes que la ''moi'' actuelle ne pourrait tolérer.

— Tu as donc peur de ne plus être toi-même ? Pourquoi penses-tu cela ?

— C'est pourtant évident... Je suis... Une personne dangereuse... avoue Cammy, le regard vide, inspiré par une terrible crainte. J'ai été transformée en cannibale. Et je deviens l'exact opposé de ma personne lorsque ma malédiction s'active... J'ai tué de mes propres mains quelqu'un qui était comme un père pour moi... Alors tu imagines ce qui pourrait se passer si jamais ça arrive de nouveau ?! », s'exclame-t-elle, la voix larmoyante.

Elle se lâche et lui raconte tout. Ses expériences avec ses parents, Mr. Wise, Floyd, Mr. Brown, J., les ombres qu'elle voie tous les jours...

Agiel note tout en silence et se contente de hocher la tête pendant que sa patiente vide son sac. Lorsque Cammy termine son monologue, essuyant une petite larme qui tente de s'échapper, son interlocutrice reprend la parole.

« Je vois... finit par comprendre Agiel. Je vois maintenant où est le problème... ».

Elle termine ses notes par les phrases suivantes :

« La patiente ne s'est toujours pas pardonné le fait d'avoir assassiné Mr. Wise. Elle a commencé par avoir peur de son environnement, mais le crime qu'elle a commis résulte qu'elle est désormais terrifiée par les individus, elle-même y compris ».

Dès qu'elle termine sa rédaction, Agiel dépose son matériel, et sans la moindre hésitation, sectionne sa main gauche d'un coup sec. Cammy, la joue éclaboussée par le liquide rouge, est perturbée.

« Je suppose que tu dois avoir extrêmement faim, articule douloureusement Agiel. Fais-toi plaisir.

— Mais enfin... !

— N'essaie pas de te mentir à toi-même. Je sais depuis le début que tu meurs d'envie de me dévorer. Désormais, tu n'auras plus besoin de te charcuter tous les jours ».

Agiel récupère par la suite le calepin et son stylo avec sa main droite, et laisse Cammy seule face à son déjeuner, qui a abondamment tâché le drap sur le lit.

Près d'une heure plus tard, la blonde revient, son bras complètement guéri, et constate que Cammy n'a pas touché à la nourriture qui lui a été offerte. Elle n'a même pas léché le sang qui est sur son visage.

« Eh bien, pourquoi n'as-tu pas mangé ? Je t'en ai pourtant donné l'autorisation.

— Ne te fous pas de moi !! rétorque la cannibale, irritée. Jamais je ne me permettrai de faire une chose pareille...

— Ah bon ? Ne me disais-tu pas le contraire tout à l'heure ? ».

Cammy écarquille ses yeux et comprend enfin où la psychologue voulait en venir.

« Jamais tu ne finiras comme Mr. Brown, et tu viens de te le prouver à toi-même. J'avoue qu'à ta place, j'aurais tôt ou tard craqué, et c'est ce qui fait la différence entre toi et nous autres. Ne doute plus jamais de ton altruisme. Ces ombres n'ont aucun pouvoir sur toi.

— Je vois... Mais et les autres... ? insiste Cammy.

— Les autres ?... Que dirais-tu que je te raconte une petite histoire sur eux ?

— Vas-y, j'ai toute la journée de toute façon.

— Très bien. Alors il était une fois, une nigh qui détestait les humains. Elle n'éprouvait autant de dégoût pour aucune autre créature. Tout simplement parce que tous les ''humains'' qu'elle avait rencontrés étaient fourbes, manipulateurs, sadiques, de véritables incarnations du mal. À cause d'eux, elle avait perdu les êtres qui étaient les plus chers à ses yeux. Dévorée par la haine et la solitude, elle décida de se venger. C'est ainsi que par le hasard, elle croisa la route d'un humain qui aimait se mêler de tout sans aucune raison particulière. Il tenta de la raisonner afin qu'elle cesse ses mauvais agissements, mais celle-ci, aveuglée par la rage, l'avait jugé de travers et tenta de l'éliminer. C'est seulement après avoir pris une bonne raclée, ou plutôt, entendu cet humain s'excuser au nom de tous ses semblables, qu'elle prit du recul. Elle se rendit compte que cet humain n'était pas son ennemi, et qu'il cherchait tout simplement à l'aider. Ils finirent par faire la paix et devinrent de bons compagnons, fin ! conta-t-elle en terminant par un magnifique sourire. Quelle est la morale de l'histoire ?

— J'aurais préféré un ''Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants''. Sinon c'était long. T'aurais pu résumer ça en quelques phrases. On dirait une autobiographie. Laisse-moi deviner, c'est toi la nigh, et l'humain c'est Al, c'est ça ?

— Hum... Comment as-tu deviné ?

— Il m'a expliqué qu'une fol... s'interrompt-elle. Enfin, une jeune femme l'a attaquée pour un malentendu. Et il n'y a que lui pour s'embarquer tout seul dans des histoires pareilles. La morale ? Bah tu ne croiseras pas que des gens mauvais dans la vie, c'est ça ? ».

Agiel plisse d'abord les yeux suite à la première phrase, puis continue avec enthousiasme.

« C'est exact ! Je ne peux pas te garantir que ta malédiction ne s'activera jamais, mais sache que tu n'es pas seule. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour te venir en aide.

— ''Nous'' ?

— Bien-sûr ! Tu as Al... Et tu m'as moi.

— Pff... Belle parleuse va... »...

Les deux femmes s'échangent un sourire sincère. Chose que Cammy n'avait pas fait depuis qu'elle avait commencé à parler de ses problèmes.

« Dis ! Et si tu me racontais ton combat avec Al ? Je pourrais m'en inspirer pour un prochain affrontement dans mon histoire ! demande jovialement la patiente.

—Hum... Je ne me souviens pas de tous les détails... Et je crois que tu as besoin de l'autorisation d'Al pour ça...

— Pas de souci ! Je vois pas pourquoi il refuserait. Et puis pas besoin de la version exacte. Je vais modifier à ma sauce. Le connaissant, il m'engueulerait si j'expliquais vos stratégies dans une histoire publique...

— ... Très bien, alors je vais essayer ».

Agiel racle sa gorge et commence à conter ses péripéties. Près d'un quart d'heure plus tard, Cammy se laisse prendre dans les bras de Morphée.

Ce n'est pas l'idéal de s'endormir sur un lit sanguinolent, mais maintenant qu'elle a retrouvé le sommeil, ce ne serait pas une bonne idée de la déranger. Agiel passe donc la couverture sur elle et quitte la pièce.

Elle est accueillie dans le salon par Alice, qui semble suivre un programme télévisé et qui lui adresse aussitôt la parole.

« Belle performance, complimente cette dernière. Je ne pensais pas que la fillette se sentirait à l'aise aussi vite à tes côtés. C'est sans doute la plus naïve de tes patients.

— Je n'ai rien fait. Elle est loin d'en avoir fini avec ses soucis. Ce n'était qu'un soulagement temporaire. Et puis, ce n'est pas moi qui détiens le remède de ses maux, mais elle-même. Mon rôle est tout simplement de l'écouter et de l'accompagner.

—Quelle belle citation, ironise la partisante de Skill. N'oublie pas de lui donner ''un peu'' d'eau à boire à son réveil », rappelle-t-elle d'un sourire malicieux.

Agiel fixe la télévision sans réellement prêter attention à ce qui se passe à l'écran. Elle se perd dans ses pensées pendant quelques secondes avant de répondre avec hésitation.

« ... Je sais... ».

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