Chapitre 23 : Les ombres.

Le coin reste silencieux pendant une trentaine de secondes. Cammy se concentre pour soigner son bras. Maintenant que son adversaire est hors d'état de nuire, elle a un infime espoir de le raisonner. Elle s'adresse à lui d'une voix très faible :

« ... Ce combat n'avait aucun sens... Pourquoi tu refuses... de comprendre... que même avec nos pulsions... on peut se contrôler si... on en a la... volonté... ? »

J. ne répond pas tout de suite. Mais Cammy finit par entendre une voix tout aussi faible que la sienne :

« ... En voilà, un beau discours... Et si tu me rendais service... et allais le raconter à... tous tes semblables dans l'au-delà... ?

— Ta quête... ne te mènera nulle part... D'ailleurs, comment tu pourras... être sûr que nous sommes... tous... morts... ?

— Quand les gens cesseront de se faire dévorer... qu'ils n'auront plus cette crainte... que l'être humain ne sera plus une proie...

— Nous ne sommes pas tous...

— Pareils... ?! Inutile de tenter de me dissuader avec des... promesses aussi creuses... Si tu veux vraiment m'arrêter... trouve la force de te relever et achève... moi... ou attends simplement que je succombe à... mes blessures...

— Comment tu peux être aussi borné... ? T'es... vraiment... »

Cammy se fait soudain interrompre par des applaudissements.

Un individu apparaît dans la ruelle. Très grand de taille, avec un long visage, moustachu et portant un chapeau aussi long que celui d'un prestidigitateur. D'une démarche élégante et pleine d'assurance, il récupère un globe oculaire qui traînait dans un coin sur le sol, qu'aucun des deux adversaires n'avait remarqué.

« Je te félicite, chère demoiselle, commence-t-il d'un ton distingué. Je n'ai jamais rencontré un individu capable de tenir tête à J., l'homme le plus rapide de la brigade. Tu t'es bien battue, mais laisse-moi te dire une chose. Ne perds pas de temps à essayer de lui faire changer d'opinion et tue-le.

— Une petite seconde... t'es qui, d'abord... ? D'où tu sors... ? rétorque-t-elle.

— Oh, excuse-moi, où sont passées mes manières ? Laisse-moi me présenter. L'on me surnomme Spie, je suis un nigh de niveau trois. »

Cammy se rappelle de ce prénom et se rend compte qu'il s'agit de l'individu qui a assassiné le subordonné de J.

Elle a déjà entendu parler de lui, et surtout de sa capacité. Elle comprend qu'il a dû assister à leur combat grâce à son pouvoir. Son concept est celui de la vue. Il peut créer des globes oculaires qui lui permettent de voir à distance, et par tous les champs de vision possibles.

Elle le déteste déjà.

« J'étais tenté de venir te prêter main forte, poursuit Spie. Néanmoins, connaissant l'adversaire, j'ai jugé qu'il était risqué d'intervenir. Alors, j'ai préféré vous observer, tout simplement. Je suis présent maintenant pour te proposer un marché. Dans un état aussi déplorable, tu mourras très bientôt d'anémie. Ta régénération ne te permettra pas de t'en sortir. Laisse-moi t'escorter et te soigner. En échange, nous partagerons la viande de ce cher chasseur.

« Sérieux... un niveau trois avec un pouvoir aussi pourri... ? T'as rien foutu... et tu veux que si je décide d'en faire un steak... je le partage avec toi... ? Compte pas sur moi... peste-t-elle.

— Oh, vraiment ? Réfléchis-y plus sérieusement, insiste-t-il en caressant sa moustache. Tu souhaites réellement mourir ici ? De plus, ce chasseur ne mérite que la mort, de tes propres mains. Il a tenté sans hésitation de t'assassiner. Si nous l'épargnons, il continuera sans cesse de s'en prendre aux nôtres. Il n'y a pas d'autres alternatives possibles. Tu dois les éliminer, lui, et tous ceux de son genre, si tu veux garantir un avenir à notre espèce. Toi, non plus, n'hésite pas ! »

Cammy commence alors à songer. Elle se dit que cet individu n'a peut-être pas tort. Les souvenirs de Jonathan lui ont fait comprendre qu'il ne changera jamais d'avis. Il se pourrait qu'effectivement, la seule solution soit de le supprimer.

Pendant qu'elle réfléchit, un phénomène dont elle a l'habitude se produit. Deux silhouettes prennent forme. Petit à petit, les deux ombres qu'elle voit si souvent, apparaissent face à elle.

Ce sont deux silhouettes féminines, à l'apparence de fillettes. Des jumelles, dont l'une a constamment un visage triste sur lequel se dessinent des larmes coulant en permanence. L'autre arbore constamment un large sourire malsain.

La première gamine éclate de rire et se place près de l'oreille de Cammy, pour lui murmurer d'un ton joyeux et vicieux :

« Eh bien ? Tu ne vas quand-même pas donner tort à ce type à la moustache, sorti spécialement de nulle part pour t'aider ? Cet enfoiré de J. doit crever. On s'en fout de ce qu'il a vécu, ça n'excusera jamais toutes les atrocités qu'il a commises. T'as vu toutes les blessures qu'il t'a infligées ? Regarde-toi, on dirait une passoire ! Bute-le ! »

La deuxième fillette, le visage mélancolique et larmoyant, se met à son tour à susurrer dans l'autre oreille de Cammy :

« Elle a raison. Tu ne dois pas faire ça par plaisir, mais il faut que tu l'achèves. Si tu ne le fais pas, il ira s'en prendre à Daisy et aux autres. Assassine-le ! »

Les deux jumelles chuchotent ensuite à l'unisson, de chaque côté de ses oreilles :

« Tue-le, tue-le, tue-le... !!! »

Ces murmures sont insupportables pour Cammy. À chaque fois qu'elle a faim, ces deux fillettes apparaissent pour lui demander de dévorer un de ses semblables, au lieu de son propre bras.

Avec l'expérience, la jeune femme a fini par se rendre compte que même si elle se retient constamment, ça ne sera pas le cas pour les autres. Il y aura toujours des individus qui lui voudront du mal.

« ARRÊTE DE TE SACRIFIER POUR LES AUTRES !!!! », lui crient-elles.

Même si elle sait à présent que ces entités n'existent pas, Cammy est torturée mentalement et hurle à son tour :

« FICHEZ-MOI LA PAIX !!! »

Malgré sa résistance, les jumelles, de plus en plus vicieuses, continuent leurs chuchotements afin de la pousser au bout.

« J. a raison. Tu penses réellement que tu réussiras à nous résister toute ta vie ?! Arrête de penser aux autres, et vis pour tes propres envies !!! lui souffle celle au visage joyeux.

— Oui, malheureusement, il n'y a pas d'autre issue... » murmure celle au regard larmoyant.

Cammy se met à hurler de désespoir. Jamais ces perverses — qui ne sont autre qu'elle-même — n'ont été aussi insistantes et brutales.

Voyant la jeune femme se tordre psychologiquement, se parler à elle-même et hurler, J. comprend qu'elle se fait de plus en plus dominer par ses pulsions.

Malgré sa lutte désespérée, elle n'arrive pas cette fois à se défaire de leur emprise.

« Vous avez raison... Je dois le crever... », se résigne-t-elle finalement.

Cammy affiche alors un petit rictus, qui se transforme en un large et sinistre sourire. Malgré son état, sa puissante volonté de liquider son ennemi lui donne la force de se relever.

Sa vue est floue, cependant, elle se dirige vers J. d'un regard meurtrier et effrayant. Lorsqu'elle arrive à lui et que leurs yeux se croisent, ce dernier se rend compte qu'il est trop tard pour elle. Il n'y a plus de retour en arrière possible.

Il ferme ses yeux, regrettant de ne pas avoir pu ôter la vie de cette jeune femme, avant qu'elle n'en arrive là.

Cammy lève sa jambe, prête à la descendre telle une guillotine, pour écraser le visage de son ennemi. Fermement décidée, sans vaciller, elle rassemble ses dernières réserves d'énergie et donne à sa cible un violent coup de pied qui produit un horrible fracas.

J. ouvre ses paupières. Il est surpris de voir que l'attaque ne l'a pas touché et que la jambe de Cammy, à quelques millimètres de sa tête, n'a fissuré que le sol.

Il écarquille vivement ses yeux d'incompréhension.

« Qu'est-ce que tu fais ?! s'écrie Spie, tout aussi ébahi. Dépêche-toi de l'achever !

— Il m'a dit que j'étais une gentille fille...

— Que... pardon... ? demande le moustachu, troublé.

— Le jour où j'ai tué Mr. Wise... malgré le fait que je l'aie assassiné de mes propres mains... il m'a dit que ce n'était pas de ma faute... et qu'il savait que j'étais une gentille fille... Il ne m'en voulait pas... et est mort dans l'espoir que je reste celle que je suis... », conte-t-elle.

Elle ne se contrôlait pas. Néanmoins, Cammy a quelques bribes de souvenirs de ce qui s'était passé le jour où sa malédiction s'est activée. Elle ne sait pas pourquoi, mais juste au moment où elle allait porter le coup fatal à J., les dernières paroles de Mr. Wise résonnèrent dans son esprit.

Des larmes commencent à couler sur ses joues, y en repensant.

Cependant, Spie perd patience :

« Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ?! Élimine-le, ou c'est moi qui m'en chargerai !!

— C'est hors de question... !!

— Qu'est-ce que tu dis ?! Cet homme a tué je ne sais combien de nigh, et toi... !

— Mr. Brown et les autres... je refuse de devenir comme eux... se résout Cammy. Cet homme... il a des amis... une famille... Je ne peux pas faire ça... En plus... C'est en perpétuant ce cycle de crimes... que des innocents sont persécutés... obligés de vivre dans la peur et le mensonge... Je refuse de mettre de l'huile sur le feu... ! »

La volonté inébranlable de Cammy l'emporte. Les ombres jumelles disparaissent aussitôt, libérant enfin son esprit.

« Impossible... Il n'y avait plus aucun espoir pour elle... Pourtant... viendrait-elle de vaincre ses pulsions... ?! » pense J., abasourdi.

Cammy s'est tout simplement promis de ne jamais décevoir ceux qui avaient confiance en elle, et compte bien rester fidèle à ce principe jusqu'au bout.

Le visage de Spie se décompose alors de colère.

« Hors de mon chemin !!! », hurle-t-il, avant de la balayer d'un coup de pied.

Celle-ci se heurte contre un mur de la ruelle, qu'elle fissure avant de s'écrouler, n'ayant plus la force de bouger.

« De toute mon existence, je n'ai jamais rencontré de créature aussi stupide ! insulte Spie. J. ! J'ai toujours rêvé d'avoir ta chair dans mon assiette, et aujourd'hui, mon rêve sera enfin réalité. Une fois que je me serai débarrassé de la gamine, je me ferai une joie de t'achever et de te dépecer, comme tu l'as fait avec mes compagnons ! »

Il se dirige vers Cammy, dans l'intention de mettre en application ses propos. Il lance un regard méprisant envers la jeune femme, et lève sa main afin de lui fendre le crâne.

Subitement, un poing véloce le prend pour cible, par l'arrière. Spie, l'ayant vu venir, esquive très facilement. Il se faufile dans le dos de son assaillant et fait un bond pour s'éloigner.

J. se retourne à son tour, meurtri, mais avec la ferme détermination d'en découdre avec le criminel. Il tient à peine debout, le dos courbé.

« Décidément, aujourd'hui, c'est la journée de l'illogisme, se moque Spie en caressant sa moustache. Ne me dis quand-même pas que tu comptes, à ton tour, défendre cette gamine ?!

— Ne te méprends pas... réplique J. Tu as ôté la vie de mon subordonné... Il est de mon devoir de t'infliger... le sort que tu mérites...

— Dans ton état ?! Est-ce une plaisanterie... ? Que comptes-tu pouvoir faire ?!

— Hmph... c'est ce que... nous verrons... »

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