Chapitre 12 : La tasse.

Al occupe le reste de sa journée à échafauder un plan, afin de coincer l'individu fauteur de trouble. Il passe chez Agiel en fin d'après-midi pour lui demander son avis sur ses théories.

Accompagné d'un paquet de pop-corn qu'il a acheté en route et de la tasse de café ahegao qu'elle lui a offerte, il arrive face à une maison carrée au toit triangulaire. L'habitation est entourée d'un jardin soigneusement entretenu, composé de nombreuses fleurs aux couleurs variées. À gauche et droite de la maison, se situent deux grands arbres robustes qui lui font de l'ombre.

Après qu'il ait sonné, Agiel vient lui ouvrir la porte. Des cernes sont toujours présents sur le visage de la jeune femme. Elle manifeste une grande joie en le voyant et se jette à son cou.

« Al ! Quelle surprise !

— Salut... je voulais te voir, répond-t-il, indolent. Je voulais te parler de... »

Il laisse sa phrase en suspens.

« De quoi ? », demande-t-elle, après s'être décollée de lui.

Al lève ses yeux au ciel, semblant réfléchir, ce qui attire la curiosité d'Agiel, un peu confuse.

« Je... de quoi je voulais parler, au juste... ? s'embrouille-t-il.

— C'était important ?

— Non, un simple sujet de conversation, je crois.

— J'ai l'impression que tu es bien trop préoccupé, donc tu oublies sans le vouloir certaines choses que tu juges sans importance.

— C'est sans doute ça... il faut que je me change un peu les idées. Ça te dirait, un film ? »

Elle sourit amicalement et lui répond :

« Bien-sûr, quel genre veux-tu regarder, cette fois ?

— Ce que tu veux. Tout me va, tant que ce n'est pas trop long.

— D'accord ! Entre donc, je pense savoir ce qu'il te faut », affirme-t-elle avec affection, avant d'aller chercher le support de l'œuvre.

Al s'étire et s'installe paresseusement sur le sofa, en attendant le retour de la demoiselle. Cette dernière revient assez vite avec un DVD.

« Ça va être quoi, cette fois ? Island's Passion Deux ? » plaisante-t-il, sans décrocher un sourire.

Elle roule des yeux et présente l'œuvre : genre, année de production, producteur, coproducteur, réalisateur, scénariste, casting, promoteur, tout le staff, durée, pitch...

Al approuve et elle met le film en marche.

« Tu es bien amie avec une certaine Daisy ? questionne Al.

— Oui. Nous nous sommes rencontrées parce que son père l'a obligée à venir me voir. Elle souffrait d'une timidité maladive et je l'ai aidée à s'en défaire. Puis, nous nous sommes rapprochées. Cela dit, même si nous nous entendons bien, ça ne sera jamais pareil qu'avec amie que j'ai perdue... »

Al peut à nouveau remarquer une profonde mélancolie dans son discours. Ce n'était pourtant pas son intention de raviver de tels souvenirs.

« Désol...

— Dis, Al, pourquoi tu ne souris jamais ? Je comprends bien que tu sois de mauvaise humeur, mais de là, à ne même pas rire à tes propres blagues... »

Elle le regarde, inquiète. Al réplique d'un ton léger :

« Je te répondrai si tu arrives à terminer ta part de pop-corn avant moi.

— Comment ça... ?

— Je partage le truc en parts égales, et tu dois terminer la tienne avant moi. Mais je te préviens que tu gagneras pas aussi facilement. Je n'ai rien mangé depuis ce matin, alors, j'ai vraiment la dalle, défie-t-il d'un ton malicieux.

— J'avais compris... mais je n'ai pas très envie de participer à ce jeu. »

Al constate un changement soudain dans l'expression faciale de la jeune femme. Elle semble mal à l'aise.

« Oublie le jeu, sers-toi juste », propose-t-il simplement.

Agiel fixe la friandise sans grande envie, voire du dégoût, et répond avec hésitation :

« ... Non merci... je n'aime pas trop le pop-corn...

— Ah ouais ? Pourtant, c'est la bouffe parfaite pour un amateur de films, non ? insiste Al.

— Oui mais tu vois... on a tous ce genre de nourriture qu'on n'aime pas...

— Bon, pas grave. Alors, je suppose qu'il y a autre chose à grignoter dans ton frigo... continue-t-il, s'apprêtant à se lever.

— Non, attends ! »

Al ressent une certaine panique dans sa voix, ce qui l'interpelle.

« Un problème ?

— Non, je... » balbutie-t-elle.

Al se lève brusquement et se dirige vers la porte, emmenant la tasse et le paquet de pop-corn avec lui.

« Où vas-tu ? questionne-t-elle.

— Je dois rapporter un truc à la brig... »

Elle l'interrompt d'un ton sec :

« Ça ne sera pas nécessaire. Peux-tu t'approcher, s'il te plaît ? »

Il s'exécute. Lorsqu'il est suffisamment proche d'elle, Agiel plonge sa main dans le paquet. C'est avec aversion qu'elle déglutit la nourriture. Elle en avale une petite quantité, puis dirige son regard vers Al.

« Désolée si je n'aime pas le popcorn, affirme-t-elle avec une expression de dégoût. Mais tu vois, ça ne m'est pas immangeable.

— Ah... je vois. »

Al fixe le sol. Il est tenté de laisser tomber la tasse pour la briser, cependant, il se retient. Il s'assoit ensuite sur le sofa, près d'Agiel. Il renverse une bonne quantité de la friandise dans le récipient, jusqu'à le faire déborder.

Il commence ensuite à manger très bizarrement, ou plutôt boire l'aliment, en le faisant glisser directement de l'intérieur de la tasse, à sa bouche, comme s'il s'abreuvait.

« Mais... qu'est-ce que tu fais... ? interroge Agiel, fortement par ce comportement très étrange.

— Ne cherche pas à comprendre », lâche-t-il tout en croquant son déjeuner, lançant un regard louche à la demoiselle.

Interloquée, elle ne sait quoi rétorquer.

La séance continue donc dans une ambiance peu commune.

Cette fois-ci, personne ne prononce un mot et l'atmosphère est tendue. Agiel ne porte même aucune attention au film. Elle essaie de deviner ce à quoi peut bien penser Al.

Chose qu'elle trouve assez rapidement.

Cependant, elle ressent un léger mal de ventre, s'amplifiant au fil du visionnage.

Environ une heure et demie plus tard, le long métrage se termine. Le générique de fin s'affiche sur l'écran. Agiel prend la parole d'un ton souffrant, qu'elle essaie quand-même de dissimuler :

« C'est terminé, tu peux partir, maintenant.

— Une petite minute, rétorque Al, impassible. Il reste le générique, non ? Toutes ces personnes ont travaillé comme des tarés pour que ce film existe. Tu ne vas quand-même pas zapper le seul moment où leur nom est mis en valeur ?

— ... C'est... c'est vrai, tu as raison... »

Agiel prend vraiment sur elle et ça se voit de plus en plus. Elle saisit son abdomen, tentant de contenir la douleur qui ne fait que s'intensifier. Le générique terminé, elle reprend espoir :

« Maintenant, c'est terminé. »

Al s'étire longuement en baillant. Il reste confortement installé dans le sofa.

« Oui. Mais je n'ai pas trop envie de me tirer maintenant. Donne-moi le code du wifi, ou de la wifi, je sais pas. Je vais répondre aux commentaires sur mon blog », déclare-t-il d'un ton vicieux.

Elle réfléchit à un moyen subtil de le faire quitter les lieux, néanmoins, elle atteint finalement sa limite. Elle s'est retenue trop longtemps, Agiel n'en peut plus. Elle sent la nourriture qu'elle s'est forcée à avaler plus tôt remonter.

Elle fonce le plus vite possible aux toilettes. De là, Al entend les bruits de violents vomissements.

Il va la rejoindre dans la pièce, où elle est cramponnée à la cuvette. Sans compassion face à la douleur de la jeune femme, les bras croisés, tranquillement adossé contre le mur, il lui adresse la parole :

« T'as vraiment cru que ça allait passer ?

— Pourquoi... fais-tu ça... ? balbutie-t-elle.

— Pour vérifier mes hypothèses sur ton identité, explique-t-il calmement. Les nigh ont un organisme pratiquement identique à celui des humains. Une des différences se trouve au niveau de l'appareil digestif. Vous ne pouvez digérer que de la viande, de l'eau et du sang. Toute autre nourriture est comparable à des déchets. Ça se fait systématiquement rejeter, même si ce n'est pas sur-le-champ. Ça peut aller de simples vomissements, des indigestions, à de vraies maladies. C'est pourquoi rien que sentir de la bouffe normale vous donne parfois la nausée. Tu n'as pas de café chez toi, pas parce que tu n'aimes pas ça, mais tout simplement parce que tu ne peux pas en boire. »

Elle ne peut pas contredire la moindre phrase. Elle gémit et lui demande :

« Je savais que tu étais venu pour ça... Comment as-tu su... que j'en étais une... ?

— Tu m'as laissé beaucoup d'indices qui rendaient ta nature évidente. C'était bien vu d'avoir fait semblant d'ignorer que je suis un humain pour écarter tout soupçon. Mais lorsque j'ai évoqué le nom de la brigade aujourd'hui, et que tu t'es forcée à manger mon pop-corn pour me dissuader d'aller te balancer, je t'ai tout de suite cramée. Les nigh ont une véritable phobie de cette organisation.

— ... Maintenant que tu as compris, qu'est-ce que tu comptes faire de moi... ? Me dénoncer ? »

Al prend un ton beaucoup plus sérieux et émet sa théorie :

« Ces disputes partout, c'est ton œuvre, n'est-ce pas ?

— Pardon... ? »

Agiel se sent un peu mieux, la douleur se volatilise petit à petit. Outrée, elle se retourne pour faire face à son compagnon et proteste férocement :

« Je n'ai rien à voir là-dedans !

— Je me doutais bien que tu allais le nier, mais peux-tu m'expliquer ça ? interroge-t-il d'un ton grave. J'ai été long à la détente. C'était pourtant tellement évident. »

Il défile devant elle plusieurs photos de l'article qu'il a lu. On peut apercevoir plusieurs types d'images. Sur certaines, on voit des individus qui se hurlent dessus, sur d'autres, ils en arrivent aux poings. Enfin, il y en a où ils sont couchés sur un lit d'hôpital.

Un détail a retenu l'attention d'Al : Agiel est présente sur toutes les photos où les individus se disputent verbalement, que ce soit sur un angle évident, ou en arrière-plan.

« Je ne sais pas quel type de pouvoir tu utilises, mais ta présence sur toutes ces photos prouve que tu y es pour quelque chose, s'exprime-t-il d'un ton très sévère. Tu n'es pas sur les images où ils se battent ou sont à l'hôpital, parce qu'ils sont déjà sous l'effet de ta capacité. Donc, tu n'as plus besoin d'être là. Ma dispute avec Cammy n'était pas un hasard. Dès que tu t'es pointée, c'est devenu le bordel. Et je sais que je ne suis pas du genre à m'emporter pour des broutilles. Vu que tu semblais ne pas être au courant du procédé par lequel un humain obtient des pouvoirs, le seul moyen de confirmer mes théories était de prouver que tu es une nigh. C'est chose faite.

— C'est n'importe quoi, tu te bases sur trois fois rien ! Ce ne sont que des coïncidences !

— Il s'en est passé beaucoup, des coïncidences, tu ne crois pas ? »

Comprenant que hausser le ton ne mènera à nulle part, Agiel le regarde dans les yeux, l'air déterminé. D'une voix tendre, elle mise sur l'affection qu'ils ont l'un pour l'autre :

— Al... nous sommes amis, n'est-ce pas... ? Je ne suis pas l'auteure de tous ces évènements. Ce n'est pas mon genre. S'il te plaît, fais-moi confiance. »

Un moment de silence survient. Al ne se prononce pas. Agiel le fixe, insistante, proclamant son innocence. Il finit par avouer, moins accusateur :

« ... Tu as raison. Je ne sais pas ce qui m'a pris de penser ça de toi... désolé. »

Face à la confiance dont fait preuve le jeune homme, Agiel lui fait un sourire sincère et se relève.

« Merci, Al.

— Hmph. Où et qui qu'elle soit, je finirai par trouver cette frustrée qui brise des couples parce qu'elle n'a pas eu de chance en amour, crache Al d'un ton méprisant.

— JE ne suis pas... !

— Une frustrée qui n'a pas eu de chance en amour ? complète-t-il d'un ton vainqueur. Oui, je sais. Et c'est des amitiés que tu brises, pas des couples. »

Elle a finalement mordu à l'hameçon. Agiel en reste sans voix. Elle s'est laissée emporter par la colère et s'est faite piéger par la vile provocation d'Al.

Elle se mord la lèvre de colère envers elle-même pour s'être faite avoir aussi facilement.

« Tu es plutôt maligne, mais personne n'est à l'abri de commettre une erreur.

— Es-tu satisfait... ? Maintenant que tu m'as trouvée, que comptes-tu faire... ? murmure-t-elle, bouillonnant de rage.

— Je vais te demander d'arrêter ces conneries.

— C'est hors de question !!! » hurle-t-elle de fureur.

Al est déstabilisé par sa réaction. Il se ressaisit et gronde à son tour :

« Tu te rends compte de ce que tu fais ?! Il ne s'agit pas de simples chamailleries entre potes. À cause de toi, des gens crèvent et d'autres finissent en taule. Tu ne comprends pas ça ?!

— Ils n'avaient qu'à se retenir, tout simplement ! Toi, tu n'as pas assassiné Cammy, à ce que je sache ! Ça ne te regarde pas, reste en dehors de ça !! »

Al prend quelques secondes pour évaluer la situation. Ça commence à dégénérer, et il n'aime pas ça.

Il inspire et expire profondément, avant de reprendre, plus serein :

« Pourquoi ?

— Hein ? prononce Agiel, qui ne comprend pas.

— Pourquoi tu fais tout ça ? Ça m'étonnerait que tu le fasses par simple plaisir. Alors, je veux savoir ce qui te motive. »

Agiel se calme à son tour. Elle quitte les toilettes et se dirige vers le salon, suivi silencieusement par Al. Elle s'assoit sur le sofa, tandis que le jeune homme reste debout. Elle prend son temps pour répondre, afin de trouver les bons mots.

Al patiente.

C'est avec une voix pleine de ressentiment qu'elle brise le silence :

« ... J'exècre ton espèce. »

Al écarquille ses yeux. Il a senti une haine profonde, un ton qui lui a permis de ressentir toute la répulsion qu'elle a envers les humains.

Si elle les déteste autant, pourquoi a-t-elle voulu devenir son amie ? À moins qu'il ne se soit trompé, et qu'elle avait un tout autre objectif, depuis le début ?

« Je vous hais pour deux principales raisons, s'explique Agiel. La première, c'est que mes parents et moi avons été arrêtés par la brigade, car des humains nous avaient dénoncés. Mon père a été abattu sans même que je ne m'en rende compte. Ma mère a été assassinée, brûlée vive, sous mes yeux.

— Pourquoi ils ont été arrêtés ?

— Tout simplement parce qu'ils étaient des nigh. Ils étaient de bonnes personnes, et m'ont toujours interdit de consommer de la chair humaine, sous aucun prétexte. Mais tu vois, la brigade élimine sans la moindre distinction tous mes semblables. J'étais à deux doigts de subir le même sort que mes parents. Cependant, par chance, j'ai éveillé mes pouvoirs à ce moment-là. Ils ont eu pitié de moi. Je ne pouvais plus bouger, tant j'étais exténuée. Mais l'un d'eux m'a conduit très loin du bâtiment. J'ai tenu bon et lorsque j'ai retrouvé la force de marcher, je me suis enfuie. C'est ainsi que je suis devenue une fugitive à l'âge de six ans. »

Les yeux d'Al sont exorbités. Il est choqué par ces déclarations qui confirment les doutes qu'il avait sur la brigade. Mais un autre détail l'interpelle.

Une petite fille qui avait réussi à s'échapper du bâtiment de la brigade, il y a longtemps... La seule nigh à y être jamais parvenue...

« ... TU ES ANGELA ?! » s'écrie-t-il de surprise.

Il est venu pour dévoiler la vérité sur l'affaire des disputes, mais il n'aurait jamais pensé faire une telle découverte.

Agiel n'est qu'un surnom inventé à partir d'une déformation de son prénom pour masquer son identité.

Celle qu'il cherchait était sous ses yeux depuis le début.

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