Chapitre 11 : Méticulosité.

Cammy retourne dans son ancienne demeure avec pour seules compagnes, un immense chagrin et une énième sensation de défaite.

Même si elle est triste, elle doit contenir ses émotions.

Lorsqu'une personne éveille ses pouvoirs, elle contracte par la suite une malédiction à vie. Il s'agit des répercussions qu'ont ces capacités sur l'individu, et parfois son entourage. Il ne peut ni la contrôler, ni y échapper.

La nature d'une malédiction est liée à celle du pouvoir de l'individu.

La malédiction de Cammy s'active lorsqu'elle est soumise à des émotions négatives trop fortes, qu'elle n'arrive plus à les contrôler, et se laisse dominer par ses sentiments. Une fois activée, elle n'est plus elle-même, ne sait plus ce qu'elle fait et devient l'exact opposé de sa véritable personnalité.

Qui sait ce qui pourrait se passer si cela se reproduisait ?

C'est pour ça que malgré toute la douleur qu'elle peut ressentir, elle doit se maîtriser et tenter de l'apaiser par tous les moyens. Lorsque Mr. Brown est décédé, elle a failli céder, mais a tenu du mieux qu'elle pouvait pour éviter un nouveau drame.

Afin de se calmer, Cammy passe la moitié de la journée à écrire le nouveau chapitre de son livre dans le bloc-notes de son téléphone. L'écriture est une passion pour elle, qui la réconforte quand tout va mal.

Elle s'est inspirée de son affrontement contre Al pour établir le déroulement d'un nouveau combat. Mais bien-sûr, son personnage étant l'héroïne et celui d'Al le méchant, c'est le sien qui gagne dans la fiction.

Elle s'inspire souvent des affrontements qu'elle a elle-même vécus pour écrire les scènes d'action de son histoire, d'où le fait qu'Al ait décrypté facilement son style de combat. C'est en effet dangereux si n'importe quel ennemi peut faire le rapprochement. Cependant, peu importe, elle n'a pas la tête à s'attarder là-dessus, en ce moment.

Agacée par les appels incessants d'Al, elle éteint le téléphone un petit instant pour lui faire comprendre qu'elle ne veut plus lui parler.

***

Toujours à la recherche de Cammy, Al a une dernière option pour la retrouver. Guidé par son intuition, il arrive vers midi au lieu de leur première rencontre. Il n'est pas déçu.

Il l'aperçoit, assise près de la porte du bâtiment, visiblement occupée sur son téléphone. Il se précipite à sa rencontre. Toutefois, lorsqu'elle lève sa tête et que leurs regards se croisent, Al est soudain pris d'un lourd sentiment d'affliction.

Elle n'a pas besoin de lui faire un long monologue pour décrire ses émotions. Il ressent tous les sentiments qui la tourmentent, rien qu'avec cet échange visuel.

Il n'ose pas lui adresser la parole. Un silence glacial plane.

« Tu n'as pas à te sentir coupable, finit-elle par lui dire. Ce n'est pas de ta faute.

— ... Est-ce que tu veux en parler ?

— Non, plus vraiment.

— Tu m'en veux toujours ?

— Oui. »

Al comprend que la raison de la colère de Cammy envers lui n'est autre que les commentaires déplacés qu'il lui avait laissés sur son livre, et que ça n'a rien à avoir avec ce qui s'est passé ce matin.

Alors, il se retourne lentement. Sans prolonger la discussion, il s'en va. Dans son état, insister pour savoir ce qui lui est arrivé ne mènerait à rien, ou plutôt, exacerberait leur querelle.

Il se mord la lèvre de dégoût envers lui-même, jusqu'à en saigner.

Néanmoins, s'il n'a rien pu faire cette fois, il peut toujours empêcher d'autres compagnons de s'entre-déchirer.

En lisant l'article qui en parlait, il a appris que les deux amis qu'il avait croisés la dernière fois sont loin d'être les pires. Des cas de décès ont été répertoriés. Des personnes se sont retrouvées à l'hôpital. D'autres, derrière les barreaux... tout ça, pour le plaisir d'un individu qui semble s'en amuser.

Al est toujours déterminé à le démasquer le plus vite possible, mais c'est évident qu'il ne pourra pas y arriver tout seul. Il a le pressentiment qu'il ne faut pas se fier à la brigade, alors, il décide d'aller demander de l'aide à Agiel. Elle semble être perspicace et pourrait bien lui être utile.

***

Un moment plus tard, dans le quartier de Flower, une jeune femme portant des lunettes marche tranquillement dans la rue. Face à elle, arrive un jeune homme trop plongé dans son écran de téléphone pour faire attention autour de lui. Il la bouscule sans faire exprès et continue son chemin, comme si de rien n'était.

« Mais attention !! se plaint la jeune femme.

— Hein ? grogne le jeune homme, d'un air se voulant intimidant. T'as un problème ?!

— Tu m'as bousculée. Sois plus vigilant, s'exprime-t-elle, aucunement effrayée.

— Oh pardon. Veuillez m'excuser, mademoiselle », ironise-t-il d'un ton vicieux.

Il prend la jeune femme de surprise en lui retirant soudainement ses lunettes.

« Fais pas chier la binoclarde, ok ? rouspète-t-il.

— Rends-les-moi !

— Et si je les fracassais plutôt ? »

Il pousse la jeune femme qui tombe au sol. Puis, il la nargue et fait mine de vouloir lâcher l'instrument optique.

« T'auras qu'à t'en acheter d'autres. Ça t'apprendra, à vouloir chercher des crosses à un mec comme mo... »

Il se fait soudain interrompre par Al, qui vient le bousculer à son tour sur son chemin. Sauf que cette fois, c'est fait exprès.

« Hé ! Fais gaffe, crét... »

Il suspend sa phrase lorsqu'il reconnaît Al.

« T'as un problème ? rétorque ce dernier d'un ton calme, mais très sec.

— Euh, non... t'inquiète, mec », balbutie-t-il en lui remettant les lunettes.

Intimidé, le voyou s'en va sans chercher d'histoires.

Al remet ensuite l'objet à sa propriétaire, toujours assise sur le sol. Il s'inquiète pour la jeune femme, elle paraît un peu frêle.

« T'es la première personne que je croise ici. Rien de cassé ? » demande-t-il.

Il remarque qu'elle semble avoir la vingtaine, comme lui. Ses cheveux marron en boucle, de la même couleur que ses yeux, s'arrêtent au niveau de la nuque. Sous ses larges sourcils, se dessinent sur ses joues quelques taches de rousseur. Lorsqu'elle essuie ses lunettes et se relève, il constate qu'ils ont à peu près la même taille, mais elle est plus petite.

La jeune femme au teint chocolat paraît si maigre qu'elle paraît flotter dans ses vêtements trop grands pour elle. Le dos légèrement courbé, elle donne l'impression de porter le poids du monde sur ses épaules. Son regard nonchalant montre peu de vitalité et laisse deviner qu'elle n'est pas d'humeur très joyeuse.

« Tout va bien, rassure-t-elle en toussant. Merci de m'avoir aidée. C'est vrai qu'on ne croise pas fréquemment des individus dans ce quartier.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? questionne-t-il, très intrigué.

— Honnêtement, je ne pourrais pas te répondre. Je n'habite pas ici.

— Ok... »

Insatisfait, il s'empresse de continuer son chemin.

« Mais attends une seconde, ne serais-tu pas Al Nether ? fait remarquer la jeune femme.

— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça, réplique-t-il, sarcastique. Je ne suis qu'un sosie du Merveilleux Al. C'est vrai que c'est une drôle de coïncidence, qu'on réside dans la même ville. Mais ne dit-on pas que le monde est petit ? »

La demoiselle rigole, chose qui étonne Al, ne trouvant rien de drôle à sa blague. Elle poursuit :

« Pourquoi ne ris-tu pas à ta propre plaisanterie ? Tu ne sembles pas de bonne humeur. Quelque chose te tracasse ?

— Je n'ai pas trop envie de t'emmerder avec mes problèmes.

— Ça ne me dérange pas. »

Il soupire et regarde le ciel. Après tout, qu'est-ce qu'il perdrait à se confier ? Peut-être pourrait-elle lui apporter un regard nouveau ? Il vide rapidement son sac :

« Je suis à la recherche de plusieurs personnes, mais jusque-là, je n'ai trouvé aucun indice. Tu vas me dire que je ne suis pas un détective professionnel, et j'en ai parfaitement conscience. Mais cette situation m'énerve.

— Es-tu sûr que tu n'as pas plutôt négligé certains indices ?

— Comment ça ? »

Il fronce ses sourcils, intéressé par la tournure de la conversation.

« Je vais te donner un exemple, reprend-t-elle. Lorsque tu finis de rédiger tes critiques, avant de les publier sur ton blog, te relis-tu ?

— Ouais, mais vite-fait.

— Et voilà. C'est pour ça que tu fais autant de fautes dans ton rendu final. Même si tu te relis, tu le fais de manière précipitée. Ainsi, tu ne repères pas certaines erreurs, qui seraient pourtant évidentes avec plus d'attention. Et c'est pour ça que je signale toutes celles que je remarque en commentaires.

— C'est donc toi, le prof de langue qui spamme tout le temps dans mes commentaires pour corriger mes fautes ?

— Oui. Ça te dérange ? »

Al sent un peu d'embarras dans sa question. Il répond posément :

« Non, au contraire, tu me rends service. Par contre, je te conseille d'éviter de faire ça ailleurs, surtout si on ne t'a rien demandé. Tu risques de te faire insulter gratuitement.

— Trop tard, j'ai l'hab... »

Elle tousse à plusieurs reprises, avant de compléter sa phrase :

« J'ai l'habitude.

— Je vois... Alors, ce que tu veux dire, c'est que dans la précipitation, j'ai laissé certains détails, des indices importants m'échapper ?

— Exactement. »

Il réalise son erreur. Finalement, il ne regrette pas de lui avoir confié ses soucis. Il s'adresse à elle avec gratitude :

« Tu as raison. J'avais tellement de trucs en tête que j'étais obnubilé par l'idée de trouver mes réponses le plus vite possible. Merci. Comment tu t'appelles ?

— Daisy Brown.

— Tu es sans doute beaucoup plus perspicace que moi. Tu voudrais bien devenir ma correctrice ? C'est un peu gênant de remarquer ses fautes d'orthographe, seulement après avoir publié.

— Tu ne fais pas que des fautes d'orthographe, corrige-t-elle, stricte. Il y a également des fautes de frappe, de grammaire, de syntaxe... »

Il lui fait signe de la main de se calmer, déstabilisé :

« Ok, ok, on a compris.

— Je veux bien accepter ta proposition, à condition d'avoir une bonne rémunération. Combien me proposes-tu ? » déclare-t-elle très sérieusement.

Leurs yeux se croisent. Voyant qu'elle n'est vraiment pas en train de plaisanter, Al racle sa gorge.

« En fait, je crois que je vais me débrouiller tout seul, conclut-il, la fuyant du regard.

— Je te taquine juste, ne fais pas cette tête, dit-elle en lui souriant. Par contre, je veux bien accepter, si tu me rends un service. »

Il souffle de soulagement.

« C'est sûr que c'est pas avec ce genre de blagues qu'on sera les meilleurs dans la catégorie humour... Quel service tu veux que je te rende ?

— Peux-tu chercher et me présenter des nigh ? » requête-t-elle d'un ton grave.

Al est troublé. Encore une demande très étrange. Il demande plus de détails :

« Pourquoi faire ?

— Je sais que c'est une demande peu commune, surtout adressée à un humain, mais...

— Comment tu peux être aussi sûre que je suis un humain ?

— Ton odeur, dit-elle simplement.

— Ce n'est pas quelque chose qu'on révèle à un inconnu aussi facilement !! » lui hurle-t-il dessus.

Daisy est étonnée de la réaction brusque du jeune homme. Ce dernier se calme, la seconde d'après :

« Désolé... je me suis laissé emporter... C'est juste que... je commence à avoir des doutes sur le traitement des nigh. Pourquoi ont-ils aussi peur qu'on découvre leur nature ? Pourquoi elle était triste quand j'ai parlé de la brigade ? Cette psychose est-elle finalement justifiée ?!... »

Il est de plus décontenancé, confus. Son comportement inquiète Daisy.

« Je n'ai pas tout compris, mais pourquoi ne pas tout simplement aller poser tes questions aux membres de la brigade ? propose-t-elle Même si ça ne m'étonnerait pas qu'ils te donnent la réponse qui les arrange.

— C'est exactement ça. Et toi, tu sais quelque chose ? interroge Al.

— Je t'aurais éclairé si j'en savais plus que toi. »

Il soupire.

« Et pourquoi tu veux rassembler tes semblables ?

— Parce qu'ils sont malades.

— ... Hein ?

— Oui, un mal les ronge et je veux les en délivrer. Tu as parfaitement résumé notre situation. La plupart d'entre nous vivent dans une terreur et une dépression dramatiques, car ils ont peur du sort que leur réserveraient les humains s'ils découvraient leur véritable identité, affirme-t-elle, emplie de conviction. Je veux tout simplement les libérer de ces chaînes qui les consument, afin qu'ils aient une vie moins...

— En gros, tu veux qu'ils se sentent mieux, quoi, l'interrompt Al. T'es une psy ? »

— Non, mais j'ai une amie qui l'est... plus ou moins. »

Cette expression rappelle quelque chose à Al. Déconcerté, il répète :

« Encore ce plus ou moins ? C'est quoi son nom ?

— On l'appelle Agiel.

— Tu dis que vous êtes amies ? dit-il, surpris.

— Oui. Pourquoi ?

— Non... ce n'est rien. Ok, tu peux compter sur moi, si c'est pour aider ces gars. Même si je ne suis pas sûr que je serai aussi utile que toi pour les trouver. Donne-moi tes coordonnées. »

Les deux individus s'apprêtent à se séparer, prenant des chemins opposés, quand Al entend Daisy prononcer ces paroles dans son dos :

« Au fait, il dit que tu lui manques. Mais que le moment de se revoir n'est pas encore venu. »

Ne comprenant pas ses propos, Al se retourne.

« De qui tu parles ? demande-t-il.

— Ah ? Désolé, ce n'est pas à toi que je m'adressais »

Elle lui montre l'écran de son téléphone, enregistrant un message vocal.

« Oh... je vois. »

Daisy tousse à nouveau. Elle ne semble vraiment pas en bonne santé. De plus, bien qu'elle ne veuille pas le laisser paraître, son visage exprime une profonde mélancolie. C'est le genre de regard qu'Al déteste croiser. Malheureusement, il ne peut pas régler les problèmes de tout le monde.

Voyant son regard insistant, elle comprend qu'il sait qu'elle ne va pas bien, mais qu'il ne veut pas la déranger avec des questions trop personnelles.

« Je viens de perdre une personne qui m'était chère, avoue-t-elle. Je ne suis pas très gaie aujourd'hui. Mais j'irai mieux un autre jour, alors, ne t'inquiète pas.

— ... Je suis désolé. »

Elle lui fait un petit sourire et prend congé de lui.

Réfléchissant à ce qu'elle lui a dit plus tôt, Al marche un peu, avant de s'adosser contre le mur d'une habitation, à l'ombre des feuilles d'un grand arbre dépassant la paroi. Il relit l'article plus méticuleusement.

Après avoir terminé sa lecture soigneuse, il caresse son menton, extrêmement concentré et se demande : « Qu'est-ce que toutes ces disputes ont en commun ? »

[...]

« C'était donc ça ?! » s'écrie-t-il en se décollant brusquement du mur.

Daisy avait raison. Il l'aurait remarqué sans difficulté, s'il avait été plus attentif.

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